Lettre aux éditions Malik Verlag, 23 mai 1929

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A un Editeur professeur de morale

1. J’ai reçu votre télégramme du 3 avril un mois et demi après avoir reçu ceux de plusieurs éditeurs allemands.

2. Ce qui est toutefois plus remarquable que le caractère tardif de vos propositions, c’est leur ton bien étrange : vous mêlez aux propositions d’affaires des leçons de morale. Si ce retard ne peut être imputé qu’à vous-même, il faut constater, par ailleurs, que vos sermons politiques sont pour le moins déplacés. Permettez-moi de m’expliquer dans cette courte lettre.

3. A vos yeux, je commets une erreur en publiant mes livres chez des éditeurs bourgeois plutôt que chez vous. Mais dans la même lettre, vous me faites remarquer que votre maison d’édition est et restera une entreprise privée absolument indépendante. Permettez, alors, que je vous dise que vous constituez une entreprise capitaliste, exactement au même titre que les maisons d’édition qui publient mes ouvrages. Je ne peux considérer comme « éditions communistes » que celles qui appartiennent à un parti communiste (ou à une de ses fractions), travaillent sous son contrôle, contribuent par leurs recettes à subvenir aux besoins du parti. Le fait que vous éditiez des ouvrages communistes, ou d’inspiration proche du communisme, n’ôte pas à votre entreprise son caractère capitaliste.

4. D’après vous, le fait que mes livres sortent chez des éditeurs bourgeois pourrait donner l’impression que « je cherche réellement, comme l’ont affirmé à maintes reprises mes adversaires, une alliance à droite ». Permettez que je réponde à cela que ni mes opinions, ni mes livres n’ont besoin que tel ou tel éditeur capitaliste — fût-il éditeur de littérature communiste, ou à demi communiste — leur signe un acte de naissance.

5. Vous dites dans votre lettre que vous êtes non seulement communiste, mais membre du parti. Vous vous plaignez du Comintern, qui a bien failli vous ruiner dans l’affaire de l’édition des œuvres de Lénine. Vous déclarez aussi que vous ne souhaitez pas vous engager dans une querelle avec le Comintern, c’est-à- dire avec sa direction actuelle. En même temps, vous m’avertissez que vous offririez tout aussi volontiers vos services pour l’édition des œuvres de Staline. Je peux comprendre tout cela, d’un point de vue commercial mais non pas d’un point de vue communiste. Une entreprise commerciale peut parfaitement faire son profit de la bataille idéologique qui se déroule dans le cadre du communisme. Une maison d’édition authentiquement communiste ne pourrait en aucun cas se montrer indifférente à un combat d’idées dont dépend l’avenir du mouvement ouvrier mondial; elle pourrait moins encore se vanter de son indifférence. Un commerçant n’a nulle envie de se brouiller, ni avec celui qui falsifie le marxisme, calomnie, jette en prison, ni avec celui qui lutte pour le marxisme et qui, de sa prison ou de son exil, le défend dans ses livres. Ce commerçant-là, je peux le comprendre, je peux même avoir des relations avec lui — comme avec un commerçant. Seulement je ne lui permet pas de me donner des leçons. Mais l’indifférence idéologique n’a absolument rien à voir avec le communisme.

6. Je ne m’arrêterai pas sur le fait que mes livres ont été publiés par Avalun et Laub à mon insu et avant mon départ pour l’étranger — cela ne change rien à l’affaire. Avec les autres éditeurs capitalistes, j’ai passé le contrat moi-même. Je me console en me disant que des ouvrages extrêmement importants de Marx et de Lénine ont été publiés par des maisons d’édition capitalistes, à l’époque où ils ne disposaient pas d’éditions du parti, d’éditions communistes. Mais l’essentiel n’est pas ce précédent historique. Ce qui, politiquement, a beaucoup plus d’importance, c’est qu’il ne viendrait à l’idée d’aucune personne censée que le sort de ma pensée est lié à celui de l’entreprise capitaliste qui tire profit de l’édition de mes livres. Il n’y a pas, au fond, beaucoup de différence entre une maison d’édition capitaliste et une librairie capitaliste. A la devanture du libraire, les œuvres de Lénine côtoient les livres de Kautsky, ce qui ne rend pas Lénine responsable de Kautsky — ni moi de Rathenau.

7. Vous faites allusion au fait que vous ne pouvez me payer les mêmes honoraires que Fischer. Que les éditions du parti avancent cet argument, ce serait naturel et légitime ; mais je ne comprends vraiment pas le sens qu’il peut avoir dans la bouche d’un éditeur privé.

Laissez-moi vous expliquer ceci : les sommes que me versent des éditeurs capitalistes pour mes livres communistes sont exclusivement destinées à des objectifs communistes, c’est-à-dire qu’elles permettent l’édition de livres, de brochures et de revues qui ne rapportent aucun bénéfice. Voilà pourquoi les activités que je mène avec des éditeurs bourgeois sont, compte tenu de l’objectif poursuivi, et des résultats obtenus, parfaitement communistes. Quant au commerce des idées communistes ou à demi communistes, « sans distinction de nuance », que fait un éditeur privé, il reste une affaire purement capitaliste, quand bien même le propriétaire de cette entreprise serait membre d’un parti communiste.

Il ne fait pas de doute que n’importe quel ouvrier comprend cette distinction. C’est uniquement pour éclairer complètement ce point que j’ai jugé nécessaire de répondre aux leçons sur les principes que vous avez jointes à votre offre commerciale bien tardive.