Lettre au secrétariat international, 21 juillet 1935

De Marxists-fr
Aller à la navigation Aller à la recherche


Barcelone, 21 juillet 1935

Chers camarades,

Ce serait manquer de sincérité que de prétendre que votre lettre[1] nous a surpris. Une longue expérience nous a démontré jusqu'à satiété que les traits distinctifs de ce qui devrait être notre organisme international suprême sont : son manque de compréhension, une étrange conception de l'organisation qui le conduit à considérer ses membres comme s'ils étaient de simples pions d'un jeu d'échecs, qu'un joueur inexpérimenté aurait le droit de retirer après coup, et une fantastique tendance à jongler capricieusement avec textes et résolutions, à découvrir des déviations là où elles n'existent pas, ce qui permet d'une part de se poser en défenseur le plus strict de l'orthodoxie et, de l'autre, de réaliser les tournants les plus surprenants et les plus inattendus sans consulter les militants.

A cet égard, votre attitude sur la fusion de la Gauche communiste espagnole avec le Bloc ouvrier et paysan constitue un record. Pourtant, vous vous êtes employés avec tant d'efficacité à vous enlever à vous-mêmes tout prestige et toute autorité - souvenez-vous de votre attitude dans l'affaire Lacroix - que vous êtes maintenant incapables d'obtenir le résultat auquel devrait normalement conduire votre aveuglement traditionnel : la démoralisation des militants de l'I.C.E., la scission d'une partie d'entre eux et l'éclatement du reste en deux ou trois groupes insignifiants sans contact ni influence auprès des masses.

Fort heureusement, l'organisation est maintenant devenue adulte et capable de s'y retrouver, et elle a déterminé de plein droit ce qu'elle tient pour la politique la mieux adaptée aux intérêts du mouvement révolutionnaire en Espagne. Cette politique, vous le savez, ne coïncide pas avec l'opinion du C.E.N., mais ce dernier, qui n'est que l'instrument de l'organisation, n'a rien fait pour imposer la sienne par les méthodes du centralisme bureaucratique qui sont dans vos habitudes, et il consacrera tous ses efforts à l'exécution rigoureuse des décisions prises à la quasi-unanimité par les militants.

Agir d'une autre façon ne pourrait qu'aboutir à un éclatement sans profit pour les idées : nous arriverions sans doute à maintenir à la fin un noyau insignifiant qui, pour votre grande satisfaction, porterait le nom pompeux de « Section espagnole de la Ligue communiste internationale ». Mais quel avantage réel le mouvement révolutionnaire en retirerait-il ?

Il nous est donc absolument impossible de rouvrir la discussion comme vous nous le proposez. Outre le fait que les militants de l'I.C.E. nous enverraient au diable et, de dégoût, abandonneraient nos rangs, le sérieux et le prestige de l'organisation ne nous permettent pas de faire marche arrière, pas plus que les intérêts du mouvement révolutionnaire ne nous autorisent à créer un tel état de déception et de désorientation.

De surcroît, votre conduite à propos de cette question a été si légère, a manqué à ce point de sérieux, qu'elles ôtent toute valeur, toute autorité à votre avis actuel.

Quand les négociations de fusion ont commencé, vous avez été immédiatement informés. Vous avez répondu en nous demandant de continuer. Ensuite, nous vous avons régulièrement mis au courant des progrès des négociations, vous adressant tous les documents. Pendant des mois et des mois vous n'avez fait aucune objection et, tout d'un coup, juste au moment où nous sommes arrivés à un accord avec le B.O.C., vous nous demandez de rompre les négociations et d'obliger nos militants à rejoindre le parti socialiste, ce que l'immense majorité d'entre eux refuse de faire. Ne comprenez-vous pas que c'est impossible dans une organisation avec des militants conscients qui pensent pour leur propre compte ? Ne voyez-vous pas que cela équivaudrait à la « confession des erreurs », formule si chère aux staliniens ? Quelle est votre conception de ce que doit être une organisation révolutionnaire ? Vous imaginez-vous que, de Genève, sans avoir fait le moindre effort pour comprendre la situation réelle et avec votre mentalité d' « émigrés politiques », vous puissiez manipuler les militants d'une organisation selon votre bon plaisir, comme des marionnettes ?

Les raisons que vous avancez pour nous recommander d'adopter une attitude aussi absurde, qui nous ridiculiserait aux yeux de tous les révolutionnaires, sont complètement dénuées de tout fondement.

Vous affirmez tout à fait gratuitement que la fusion, « ainsi que vous l'aviez prévu », se borne à l'absorption de l'I.C.E. par le B.O.C. Mais le fait que vous disiez que la question de l'Internationale n'est même pas mentionnée dans les documents que nous vous avons envoyés nous conduit à supposer que vous ne les avez même pas lus : en effet, nous vous avons adressé deux fois la résolution consacrée à cette question. Ce seul point suffit à vous juger, et l'organisation le considérera comme suffisant pour démontrer votre manque de sérieux.

Absorption par le B.O.C. ? Sur quoi fondez-vous une telle affirmation ? La fusion se réalise sur la base d'un programme élaboré en commun, comme le résultat d'une discussion qui a duré des mois et qui contient tous nos principes fondamentaux : affirmation du caractère international de la révolution prolétarienne, condamnation de la théorie du socialisme dans un seul pays, de la dictature démocratique du prolétariat et de la paysannerie, défense de l'U.R.S.S., mais avec le droit absolu de critiquer toutes les erreurs de la direction soviétique, affirmation de la faillite de la II° et de la III° Internationales et de la nécessité de rétablir l'unité du mouvement ouvrier international sur une base nouvelle. Que voulez-vous de plus ? Vous auriez dû nous féliciter pour la victoire obtenue en amenant une organisation, longtemps caractérisée par son confusionnisme, à accepter nos principes fondamentaux.

Vous oubliez tout cela - le plus important - afin de vous concentrer sur les points secondaires et sur le fait que le nouveau parti déclare adhérer au Bureau de Londres-Amsterdam, et vous nous cassez les oreilles avec toute votre phraséologie bon marché sur le centrisme « sapiste », sur le parti français d' « unification prolétarienne », etc., pour souligner ensuite combien il serait souhaitable d'amener le B.O.C. à signer un manifeste appelant à la création de la IV° Internationale.

Il nous est très facile de réfuter vos arguments absurdes. L'important, dans le mouvement ouvrier, n'est pas le nom de la chose, mais la chose elle-même. Que le nouveau parti doive s'appeler parti ouvrier d'unification marxiste (B.O.C. et I.C.E. unifiés) ne signifie pas du tout qu'il ait quelque chose à voir avec le parti opportuniste de Paul Louis et Cie. Le point important, c'est la chose elle-même, et cette chose, c'est le caractère révolutionnaire irréprochable du programme et de la tactique du nouveau parti. Le nom est l'expression de la puissante aspiration des masses à l'unité, mais sans aucune concession de principe. Et, sur ce point, toutes vos dissertations sur le centrisme et le « sapisme » tombent d'elles-mêmes, vu qu'il n'y en a pas trace dans les résolutions adoptées. L'unité idéologique à laquelle nous sommes si heureusement parvenus est si complète que le comité exécutif national n'a pas hésité un moment à proposer la dissolution de la fraction. Quel serait l'objectif d'une fraction dans un parti dont nous avons contribué à élaborer le programme sans oublier un seul de nos principes ? Dans le passé, nous avons accepté la fraction comme un moindre mal. Sur le plan des principes, le bolchevisme authentique la rejette.

Et maintenant, la question de l'Internationale. C'est vrai que la IV° Internationale n'est pas explicitement mentionnée dans la résolution adoptée, bien qu'elle soit tacitement reconnue. Que peut signifier d'autre : « reconstruire l'unité révolutionnaire internationale sur une nouvelle base », surtout après avoir affirmé la banqueroute de la II° et de la III° Internationales ?

Naturellement, la reconnaissance explicite de la nécessité de la IV° Internationale aurait été plus satisfaisante ; mais, le texte qui nous aurait donné satisfaction n'ayant pas été accepté, aurions-nous dû rompre les négociations et ruiner ainsi l'occasion offerte d'amener dans peu de temps le nouveau parti au sein du mouvement pour la IV° Internationale ? De toute façon, nous pouvons vous assurer que le représentant du nouveau parti dans une future conférence internationale ne parlera pas de « l'idéalisme sectaire des adhérents de la IV° Internationale », et que sa position sera plus proche de ces derniers que des sapistes.

L'adhésion au Bureau d'Amsterdam-Londres n'est pas due tellement aux suggestions du B.O.C. qu'à notre propre opinion, au fait que nous souhaitons intervenir dans ce mouvement, non pour nous solidariser avec les centristes qui l'inspirent, mais pour y prendre avantage des facilités qu'il nous donne afin de propager nos principes, exactement comme le font les groupes bolcheviques-léninistes qui sont entrés dans des sections de la II° Internationale.

Pour conclure, un mot sur l'affaire Fersen. Son départ n'a pas eu la moindre répercussion dans notre organisation, qui a unanimement condamné sa conduite ; son influence est nulle. Du reste, nous avons quelque raison de soupçonner que lui et les quelques camarades qui l'ont suivi ont agi pour des motifs plus pragmatiques qu'idéalistes. En outre, en dépit de leurs efforts, ils n'ont pas été capables d'amener le parti socialiste à les admettre dans ses rangs. Si vous voulez garder le contact avec eux, c'est votre affaire ; notre organisation ne s'y intéresse pas le moins du monde.

Faute de temps, nous ne pouvons pas vous envoyer les informations que vous demandez. D'un autre côté, étant donné votre incompréhension fondamentale des affaires espagnoles, nous ne croyons pas qu'elles vous seraient utiles.

Salutations communistes.

Pour le comité exécutif national de l'I.C.E., le secrétaire général,

NIN.

  1. Lettre du S.I. signée Martin (Leonetti) publiée dans le même n°14 du Boletín interior de la Izquierda comunista española.