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Special pages :
Lettre au juge Pagenel, 24 août 1938
La Police française ne cherche pas la vérité
Monsieur le Juge,
Pour compléter ma déclaration du 19 juillet, j’ai l’honneur de vous communiquer les considérations suivantes :
1. J’ai consulté des médecins compétents. Aucun d’eux, bien entendu, ne peut se risquer à opposer une expertise à distance à l’expertise de spécialistes français hautement qualifiés qui ont opéré sur le cadavre lui-même. Cependant les médecins que j’ai consultés sont unanimes à trouver que le déroulement de la maladie et les causes de la mort ne sont pas éclaircies par l’investigation aussi totalement que l’exigeraient les circonstances exceptionnelles de la présente affaire.
2. L’insuffisance de l’investigation est confirmée de la façon la plus claire par l’attitude du chirurgien M. Thalheimer. Il s’est refusé à donner des explications en invoquant le secret professionnel. La loi donne ce droit au médecin. Mais la loi n’oblige pas le médecin à en faire usage. Pour se retrancher derrière le secret médical, le médecin doit avoir, dans le cas présent, un motif exceptionnel. Quel est le motif de M. Thalheimer? Il ne peut être question dans le cas présent de respecter le secret du malade ou de ses parents. Il s’agit par conséquent de garder le secret du médecin lui-même. En quoi ce secret peut-il bien consister? Je n’ai aucune raison de suspecter M. Thalheimer d’actes criminels. Mais il est absolument évident que, si la mort de Sedov avait résulté naturellement et nécessairement du caractère de sa maladie, le chirurgien n’aurait pas eu le moindre motif ou le moindre penchant psychologique à se refuser de donner les explications nécessaires. En se retranchant derrière le secret professionnel, M. Thalheimer dit par là-même : dans le déroulement de la maladie et dans les causes de la mort il y a des circonstances particulières à l’éclaircissement desquelles je ne tiens pas à coopérer. Impossible de donner une autre interprétation de l’attitude de M. Thalheimer. A raisonner d’une manière purement logique, il est impossible de ne pas arriver à la conclusion que le médecin pouvait, dans les circonstances données, se retrancher derrière le secret professionnel dans un des trois cas suivants :
a) s’il était intéressé à couvrir son propre crime,
b) s’il était intéressé à couvrir sa propre négligence,
c) s’il était intéressé à couvrir le crime ou la négligence de ses collègues, collaborateurs, etc.
Le silence démonstratif de M. Thalheimer désigne en lui- même un programme d’enquête : il faut à tout prix découvrir les raisons qui poussaient le chirurgien à se préserver au moyen du secret professionnel.
3. Les déclarations du propriétaire de la clinique, le Dr Simkov, sont confuses, insuffisantes et partiellement contradictoires.Savait-il oui ou non qui était son malade ? Cette question n’est nullement éclaircie. Sedov fut admis à la clinique sous le nom de « Martin, ingénieur français ». Cependant le Dr Simkov s’entretint avec Sedov, dans la clinique, en russe. C’est précisément grâce à ce fait que l’infirmière Eismont apprit, selon ses dires, que Martin était russe ou connaissait le russe. L’inscription de Sedov sous un nom d’emprunt fut faite, comme le notent eux-mêmes les documents de l’enquête, à des fins de sécurité. Le Dr Simkov connaissait-il ces fins ? Et, s’il les connaissait, pourquoi s’est-il adressé en russe au malade en présence de l’infirmière Eismont? S’il l’a fait par imprudence, n’a-t-il pas fait preuve de la même imprudence en d’autres occasions ?
4. Le Docteur Girmounsky, directeur de la clinique, est considéré selon les témoignages de la police comme un « sympathisant bolchevik ». C’est de nos jours une caractéristique bien déterminée. Elle signifie : un ami de la bureaucratie du Kremlin et de son agence. Girmounsky déclare qu’il n’avait appris la véritable identité du malade que la veille de sa mort, par Mme Molinier. Si l’on tient ces paroles pour vraies, il faut en conclure que le Dr Simkov qui avertit par téléphone Girmounsky de l’arrivée du malade, cacha à son plus proche collaborateur la véritable identité de « l’ingénieur français Martin ». Est-ce vraisemblable ? Devant l’infirmière Eismont, Simkov, comme on l’a déjà dit, s’entretint en russe avec le malade. Girmounsky connaît le russe. Peut-être Simkov avait-il des raisons spéciales de se méfier de Girmounsky ? Lesquelles précisément ?
5. « Sympathisant bolchevik », c’est là une caractéristique bien déterminée. L’enquête s’arrête manifestement à mi- chemin. Dans les conditions de l’émigration russe, une telle « sympathie » ne reste pas de nos jours « platonique ». Le « sympathisant » est généralement hostile à l’émigration blanche. Dans quels milieux M. Girmounsky trouvait-il ses clients? Avait-il des relations avec les milieux de l’ambassade soviétique, de la représentation commerciale, etc. ? Si oui, il y a indubitablement parmi ses clients les agents les plus responsables du G.P.U.
6. Sur les sympathies politiques du propriétaire de la clinique, M. Simkov, les documents, on ne sait pourquoi, ne disent rien. C’est une sérieuse lacune. L’étroite collaboration de Simkov avec Girmounsky fait supposer que Simkov n’était pas non plus hostile aux milieux soviétiques et il est possible qu’il y ait des relations. Lesquelles précisément?
7. Le Dr Simkov est collaborateur de la publication médicale L’Œuvre chirurgicale franco-russe. Quel est le caractère de cette publication? Est-elle le produit d’un bloc de médecins français et du gouvernement soviétique ou au contraire est-elle publiée au nom de la médecine russe par des émigrés blancs ? Cette question reste sans le moindre éclaircissement. Cependant, non seulement la police, mais même les nourrissons savent que, sous le couvert d’organisations et de publications médicales, juridiques, littéraires, pacifistes et autres, le G.P.U. se crée des points d’appui qui lui servent, surtout en France, à accomplir impunément ses crimes.
8. Il est impossible de ne pas mentionner ici une circonstance au plus haut degré importante, sur laquelle je me permets d’attirer votre attention, Monsieur le Juge. M. Simkov a eu le malheur de perdre cette année deux fils, victimes d’un éboulement. Dans la période où le sort véritable des deux jeunes gens restait encore une énigme, M. Simkov, dans une interview qu’il a donnée à la presse française, a déclaré que si ses fils avaient été victimes d’un attentat, ce ne pouvait être que de la part des « trotskystes » pour venger la mort de Sedov. Cette hypothèse me frappa à l’époque par son caractère monstrueux. Je dois dire carrément qu’une telle supposition pouvait venir soit de la tête d’un homme dont la conscience n’est pas tout à fait tranquille, soit d’un homme qui fréquente des milieux politiques mortellement hostiles à moi ou à Sedov, où des agents du G.P.U. ont pu directement orienter la pensée du malheureux père vers cette supposition extravagante et révoltante. Si cependant M. Simkov a des relations amicales avec des milieux qui s’occupent systématiquement de l’extermination physique des « trotskystes », il n’est pas difficile d’admettre que ces relations amicales aient pu, même à son insu, être utilisées pour accomplir le crime contre Sedov.
9. En ce qui concerne le personnel de la clinique, à commencer par M. Girmounsky, l’enquête policière révèle invariablement la formule de la « non-participation » à la vie politique active, jugeant sans doute que cela affranchit de la nécessité d’une investigation plus approfondie. Une telle conception est manifestement fausse. Il ne s’agit nullement d’avoir mené une activité politique ouverte mais d’avoir accompli les missions les plus secrètes et les plus criminelles du G.P.U. Il est évident que les agents de ce genre, tout comme des espions militaires, ne peuvent se compromettre en participant à une activité ouverte. Au contraire, dans l’intérêt de la conspiration, ils mènent une vie paisible au plus haut point. Le fait de mentionner uniformément la « non-participation » de toutes les personnes interrogées à la lutte politique active témoignerait d’une naïveté extraordinaire de la police si, derrière lui, ne se cachait pas l’aspiration à éviter toute investigation sérieuse.
10. Cependant, Monsieur le Juge, sans une enquête très sérieuse, intense et audacieuse, il est impossible de découvrir les crimes du G.P.U. Pour donner une idée approximative des méthodes et des mœurs de cette institution, je suis contraint d’apporter ici une citation de la revue soviétique officieuse Octobre du 3 mars de cette année. L’article est consacré au procès à spectacle à la suite duquel a été fusillé l’ancien chef du G.P.U., Iagoda : « quand il se trouvait dans son cabinet », écrit la revue soviétique en parlant de lui, « seul ou avec son valet Boulanov, il mettait bas le masque. Il se dirigeait vers le coin le plus obscur de la pièce et ouvrait son armoire secrète. Des poisons. Il les regardait. Cette bête féroce à face d’homme contemplait les fioles à la lumière, les distribuant entre ses victimes futures ». Iagoda est la personne qui organisa ma déportation, avec ma femme et mon fils, à l’étranger : Boulanov, mentionné dans cette citation, nous accompagna d’Asie centrale en Turquie en tant que représentant des autorités. Je n’examinerai pas ici si Iagoda et Boulanov furent réellement coupables des crimes dont on jugea nécessaire de les accuser officiellement. Je n’ai donné la citation que pour caractériser, par les termes d’une publication officieuse, la situation, l’atmosphère et les méthodes d’action de l’agence secrète de Staline. Le chef actuel du G.P.U., Ejov, le procureur Vychinsky et leurs collaborateurs à l’étranger, ne valent nullement mieux, bien entendu, que Iagoda et Boulanov.
11.Iagoda a conduit l’une de mes filles à une mort prématurée et l’autre au suicide. Il a arrêté mes deux gendres qui, par la suite, ont disparu sans laisser de traces. Le G.P.U. a arrêté mon fils cadet Serge, sous l’invraisemblable accusation d’avoir empoisonné des ouvriers : après quoi le prisonnier a disparu. Le G.P.U., par ses persécutions, a poussé au suicide deux de mes secrétaires, Glazman et Boutov, qui ont préféré mourir que de faire, sous la dictée de Iagoda, des déclarations déshonorantes. Deux autres de mes secrétaires russes, Poznansky et Sermuks, ont disparu en Sibérie sans laisser de traces, En Espagne, l’agence du G.I.P. a arrêté mon ancien secrétaire, citoyen tchécoslovaque, Erwin Wolf, qui a disparu sans laisser de traces. Tout récemment, le G.P.U. a enlevé en France un autre de mes anciens secrétaires, Rudolf Klement. La police française le retrouvera-t-elle ? Voudra-t-elle le rechercher ? Je me permets d’en douter. La liste des victimes énumérées ci-dessus ne comprend que les personnes les plus proches de moi. Je ne parle pas des milliers et des dizaines de milliers d’hommes qui périssent en U.R.S.S. des mains du G.P.U, comme « trotskystes ».
12. Parmi les ennemis du G.P.U. marqués par lui comme ses futures victimes, Léon Sedov occupait la première place, à mes côtés. Le G.P.U. ne le quittait pas des yeux. Durant deux ans au moins, les bandits du G.P.U. traquèrent Sedov en France comme un gibier. Ces faits ont été irrémédiablement établis en liaison avec l’assassinat d’Ignace Reiss. Peut-on admettre un seul instant que le G.P.U. eu perdu de vue Sedov lors de son séjour à la clinique et laissé échapper un moment exceptionnellement favorable ? Ceux qui se livreront à l’enquête n’ont pas le droit de l’admettre.
13. Il est impossible de lire sans en être révolté, Monsieur le Juge, le rapport de la police judiciaire signé Hauret et Boilet. Sur la préparation d’une série d’attentats contre Sedov, ce rapport dit : « Il semble en effet que son action politique faisait l’objet de la part de ses adversaires d’une surveillance assez étroite. » Cette seule phrase compromet irrémédiablement la Police judiciaire. Là où c’est de la préparation en France de l’assassinat de Sedov qu’il s’agit, la police française parle d’une « surveillance assez étroite », de la part d’ « adversaires » anonymes, et ajoute le petit mot « il semble ».
Monsieur le Juge, la police ne veut pas découvrir la vérité, tout comme elle ne l’a pas découverte dans l’affaire du vol de mes archives, tout comme elle n’a rien découvert dans l’affaire de l’assassinat d’Ignace Reiss, tout comme elle ne découvrira rien dans l’affaire de l’enlèvement de Klement. Le G.P.U. a, dans la police française et au-dessus d’elle, de puissants complices. Des millions de roubles-or sont dépensés chaque année pour assurer l’impunité de la mafia stalinienne en France. A cela, il faut encore ajouter des considérations d’ordre « patriotique » ou « diplomatique » que sont bien heureux d’utiliser les assassins au service de Staline, qui agissent à Paris comme chez eux.
Voilà pourquoi l’enquête dans l’affaire de la mort de Sedov a eu un caractère fictif.