Lettre au PAC, 22 mars 1939

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A Propos de l’Attitude de Diego Rivera

Chers camarades,

Je suis bien embarrassé d’être obligé de prendre votre temps pour une question à moitié personnelle. J’ai tout fait pour régler personnellement cette question avec l’aide du camarade Curtiss, mais je n’y suis pas arrivé. Après une série de déclarations écrites et orales sur sa démission de la IVe Internationale, le camarade Diego Rivera fait maintenant une déclaration précise, en substance que la raison de son départ de notre organisation internationale est mon attitude à son égard. Quand il l’a laissé entendre pour la première fois, je suis allé le voir tout de suite, je lui ai demandé ce qui se passait. Je lui ai donné toutes les explications que je pouvais et nous nous sommes séparés très amicalement, au moins pour moi. Après l’incident de la lettre du camarade Rivera à Breton, il a répété, sous une forme vague, ses plaintes contre mon attitude à son égard. J’ai proposé d’inviter immédiatement le comité pan-américain à créer une commission spéciale, discrète et ayant de l’autorité, à laquelle je pourrais présenter toute ma correspondance sur Rivera et toutes les explications nécessaires. J’étais certain de pouvoir prouver que, dans mes paroles et les actions concernant Rivera, il n’y avait que de l’amitié et le souci de son travail et de sa réputation personnelle dans nos rangs. Je crois que les camarades Cannon, Shachtman et Vincent Dunne pourraient donner là-dessus un important témoignage. Mais le camarade Rivera a refusé une telle enquête et déclaré au camarade Curtiss qu’ « il n’y avait aucun besoin d’une commission puisqu’il n’y avait pas d’accusations »… que, « simplement, il ne se sentait pas à l’aise » en ma présence. Bien sûr, je ne pouvais rien faire pour remédier à une situation créée par des éléments impondérables.

En tout cas, après cette déclaration formelle qu’il n’avait rien à me reprocher personnellement, j’ai pensé que je pouvais considérer comme réglé l’aspect personnel de la question et je n’ai vu aucune raison de vous déranger.

Mais alors, à sa rencontre suivante avec le camarade Curtiss, le camarade Rivera non seulement a répété ses accusations personnelles, mais les a exprimées de façon très brutale : moi, « tout en combattant les méthodes du stalinisme », je « les utilisais » moi-même… que je lisais son courrier « ce qui était une action caractéristique du G.P.U., que cette action, si elle était publiquement révélée, aboutirait à la condamnation de L. D. par tous les travailleurs ». Je ne pouvais, bien entendu, laisser passer de telles accusations sans rectification. J’ai immédiatement informé le camarade Curtiss, en tant que vous représentant, que j’adresserai l’ensemble des documents au comité pan-américain et, si nécessaire, au secrétariat international.

Dans l’intervalle, D. Rivera a estimé nécessaire de donner de sa démission une explication écrite. Cette explication ne réitère pas les graves accusations lancées dans sa discussion avec le camarade Curtiss, mais donne comme raison d’un pas aussi important que l’abandon d’une organisation révolutionnaire, mes prétendues accusations hostiles et injustifiées contre lui personnellement.

D. Rivera emprunte un passage d’une lettre que j’ai écrite à Frida Rivera avec l’objectif de la gagner pour nous aider à amener Diego à modifier sa décision. J’ai échoué : mais comment cette lettre, écrite après sa démission, explique-t-elle cette démission? Vous pouvez voir, d’après son texte, qu’elle était loin d’être hostile ou dépréciative du camarade Rivera. J’insistais simplement sur mon opinion que, par son caractère, ses occupations et sa vie, il n’était pas apte à être un permanent du parti. Cela n’indique pas une appréciation péjorative. Ce ne sont pas tous les membres de l’organisation, ni même de la direction qui sont tenus d’être secrétaires. Ce poste exige des qualités très concrètes, et, chaque fois que Rivera a été secrétaire, ce fut au détriment de notre organisation et de lui-même. Je peux me tromper — je suis sûr que non —, mais comment mon opinion personnelle sur cette question particulière peut-elle être considérée comme la cause de sa démission, même si l’on passe sur le fait chronologique que la lettre en question a été écrite après sa démission ?

L’autre accusation est la suivante : « Je suis donc, de l’avis du camarade Trotsky, un menteur et un traître anti-marxiste » (lettre de Rivera au P.A.C. du 19 mars). Ici le camarade Rivera ne cite pas mes paroles, mais mes « opinions ». Il s’agit de l’incident en rapport avec la lettre de Rivera à Breton. Tout l’incident est présenté de façon exhaustive dans les documents ci-joints. Rivera sait qu’ils existent, néanmoins il se permet de marquer de guillemets ironiques les mots « par hasard ».

C’est la répétition, sous une forme plus vague, de l’affirmation selon laquelle j’utilise les méthodes du G.P.U. On peut imaginer que j’ai trouvé ces lettres sur le bureau de Rivera ou que je les ai cherchées. Il suffit cependant de considérer calmement l’affaire un instant pour comprendre que je ne pouvais suspecter, après notre rencontre amicale mentionnée plus haut, que Rivera allait écrire une lettre très hostile contre moi avec une série d’accusations absolument injustifiées, et qu’une copie de cette lettre se trouverait chez moi, sur le bureau de mon collaborateur, là où il laisse d’habitude les copies de mes lettres en français pour ma femme. Ou bien Rivera dira-t-il que je soupçonne Van lui-même et que c’est dans cet esprit que j’ai regardé les documents dans son bureau? C’est tellement absurde que cela ne mérite pas de poursuivre l’analyse. Je le répète, les documents se suffisent à eux-mêmes.

Mais la façon dont la lettre est arrivée entre mes mains peut-elle justifier le contenu de sa lettre? J’en doute beaucoup. André Breton est notre ami à tous deux et il connaît très bien mon attitude véritable à l’égard de Diego Rivera. Pendant son séjour ici, j’ai écrit mon article pour Partisan Review, et la partie sur Rivera a été chaleureusement appréciée par l’un et l’autre. Dans sa lettre, Rivera a jugé nécessaire d’expliquer à Breton que son attitude à mon égard avait changé du tout au tout ; c’est son droit. Mais, pour expliquer ce changement, il cite deux « faits » qui ne sont que le produit de son imagination soupçonneuse.

Pendant que Rivera écrivait sa lettre, Van a attiré son attention sur le fait que ses affirmations étaient fausses. Rivera a promis de me montrer sa lettre et de donner les explications nécessaires. Il aurait été plus correct de me montrer la lettre avant de l’envoyer, mais il ne l’a même pas fait après l’avoir envoyée. Tels sont les faits.

Par écrit, j’ai proposé à Rivera de rétracter ses assertions absolument fausses par une lettre à Breton, et j’ai déclaré que, dans ce cas, je considérerais que l’affaire serait réglée. Dans une conversation avec Van, Rivera a immédiatement donné son accord et a convoqué Van pour travailler avec lui. Le lendemain, il refusait. J’ai insisté à nouveau, il a accepté, reconvoqué Van et de nouveau refusé. Tels sont les faits. Je n’ai pas traité Rivera de « menteur ». J’ai seulement proposé, soit qu’il accepte ma proposition d’une commission qui étudierait tous mes actes et documents concernant Rivera, ou qu’il rétracte ses assertions fausses. Il a refusé la commission et réitéré ses assertions.

Afin de rendre un peu plus compréhensibles ces faits incroyables, je dois citer quelques exemples de ce qu’on peut considérer comme nos « conflits » avec Rivera, et expliquer, au moins en partie, son accusation d’hostilité à mon égard.

Après ma déclaration en faveur de la Chine contre le Japon, Eiffel a déclaré que j’étais inspiré par mon désir de plaire au gouvernement mexicain, et de démontrer qu’en cas de conflit, je serais pour le Mexique. Rivera était indigné de l’affirmation de cet homme misérable, que mes opinions ou actions sur des questions fondamentales pourraient être inspirées par des considérations personnelles. Il était encore plus indigné qu’un adversaire politique essaie de compromettre mon asile par de telles affirmations fausses et de telles « révélations ». Dans cet article, Rivera insinuait qu’Eiffel était un agent du G.P.U. ou de la Gestapo. L’indignation de Rivera était juste, mais pas son insinuation. Je le lui ai donné à entendre gentiment et amicalement. Il s’est indigné; il répétait qu’il en était « sûr », qu’il en était « convaincu », etc.

Dans sa campagne contre la hausse du coût de la vie, Galicia a appelé le peuple à une « grève générale », l' « action directe » et le « sabotage ». Cela coïncidait avec les accusations de sabotage dans les procès de Moscou et était ainsi doublement stupide et criminel. Cette fois, dans des conversations, Rivera a déclaré que Galicia était un agent du G.P.U. De façon très amicale, j’ai répété ma mise en garde. Pour sa part, Galicia exprimait l’opinion que j’étais contre le sabotage parce que j’étais concerné par la question de mon asile. Dans cette assertion stupide et misérable, Rivera trouva une preuve nouvelle que Galicia était un agent du G.P.U. Je m’opposai à cette idée.

Pendant ce temps son accusation publique contre Eiffel avait circulé dans le monde entier par l’intermédiaire d’Oehler, Vereeken, Sneevliet et les autres. Quelques ultra-gauchistes s’adressèrent à Rudolf Klement, en tant que secrétaire international, exigeant des preuves ou un démenti. Vereeken fut particulièrement actif et essaya de mobiliser notre section belge. Le camarade Klement écrivit à la section mexicaine pour lui demander une explication. Il était certain que cette affirmation provenait de quelque camarade jeune, inexpérimenté et à la tête chaude, et proposait de rectifier afin de priver les coqs ultra-gauchistes d’un argument de plus. Après avoir lu sa lettre devant moi, Rivera affirma que Klement était un agent de la G.P.U. Cela paraît incroyable, mais c’est ainsi. J’ai protesté un peu plus vigoureusement cette fois. Mais Rivera a réitéré fermement cette accusation, à moi, à Van, et, je crois, à d’autres camarades. Klement a disparu. Rivera a dit : « Vous voyez, j’avais raison. » Quand les camarades français ont reconnu le corps mutilé, il a dit que tout cela était une machination de G.P.U., que ce n’était pas réellement le cadavre de Klement, etc.

Rivera n’a jamais rencontré Rudolf Klement. Il ne sait rien de lui. Il avait reçu de lui une lettre d’invitation personnelle chaleureuse pour notre congrès international. Mais il suffisait pour lui que Klement demande une explication pour une affirmation fausse, dont il ne connaissait même pas l’auteur, pour le décréter agent du G.P.U.

Je pourrais citer des faits analogues concernant des Mexicains (O’Gorman, Hidalgo, le général Múgica et d’autres) contre lesquels Rivera a lancé les accusations les plus sévères de type personnel, ce qui ne l’a pas empêché de renverser son attitude à leur égard dans les deux semaines qui suivaient.

Une terrible impulsivité, un manque de contrôle de soi, une imagination inflammable, et une extrême tendance aux caprices — tels sont les traits du caractère de Rivera. Je suppose qu’ils sont intimement liés avec son tempérament artistique et constituent peut-être l’aspect négatif de sa personnalité. Il suffit de discuter une heure avec lui pour constater cet aspect sombre de sa grande personnalité. Je n’ai jamais été enclin, et ne le serai jamais, à exagérer ces traits ou à ne pas les tolérer. Nos amis, surtout Cannon, Shachtman et Vincent Dunne, le savent très bien. Au contraire, dans mes conversations et ma correspondance avec les camarades au sujet de Rivera, mon objectif a toujours été de leur faire accepter son extrême impulsivité, ses exagérations, etc. et de ne pas leur permettre d’oublier ses immenses qualités du fait des côtés négatifs de son tempérament. J’ai toujours été préoccupé par cet objectif, non seulement dans l’intérêt personnel de Rivera, que je considérais comme mon ami, dans celui du parti, qu’honorait l’appartenance à ses rangs d’une personnalité aussi éminente. En même temps, je ne pouvais admettre toutes ses hypothèses fantastiques, ses exagérations et souvent ses accusations venimeuses contre des amis, des camarades, et des personnes neutres. Je n’ai jamais considéré mes désaccords, mes critiques, mes mises en garde, comme des raisons d’hostilité, pour ne pas parler d’une démission de la IVe Internationale. Rivera n’était pas obligé de suivre mes conseils, ni de tenir compte de mes avertissements. Mais il ne peut supporter aucun désaccord avec ses opinions ou ses appréciations, souvent très contradictoires. Il ressentait même la critique la plus amicale — comme on a pu le voir dans le cas de Rudolf Klement — comme une terrible intrigue, comme une machination dirigée personnellement contre lui.

Ainsi, dans cette longue série de disqualifications personnelles à ses yeux et de ruptures, mon tour est venu. Tous mes efforts pour apaiser Rivera et pour le gagner à une appréciation plus réaliste de nos relations actuelles ont été infructueux. Maintenant, avec la même insistance avec laquelle il accusait Klement d’être un agent du G.P.U., il répète que j’ai utilisé contre lui les méthodes du G.P.U. Et ainsi de suite.

J’espère que cela vous donnera une explication du « conflit ». Et j’espère que cela constituera aussi une explication de la raison pour laquelle je crois qu’un camarade avec une mentalité aussi exceptionnelle ne peut pas être un bon « secrétaire » d’une organisation ouvrière.

Que faire maintenant ?

En considération du fait que Diego Rivera a rejeté la création d’une commission, et qu’il continue à répéter les accusations qu’il avait rétractées, je dois insister, chers camarades, pour que le comité pan-américain, lui-même ou par l’intermédiaire d’une commission ad hoc, enquête sur cette question afin d’établir si les assertions de Rivera sont vraies, selon lesquelles j’aurais commis contre lui des actes qu’on pourrait considérer comme déloyaux et qui seraient, ainsi qu’il l’affirme, condamnés par les travailleurs. L’importance de cette affaire vous apparaît sans doute suffisamment clairement pour que je n’aie pas besoin d’insister là-dessus.