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Lettre à un destinataire inconnu, 18 septembre 1928
Auteur·e(s) | Léon Trotski |
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Écriture | 18 septembre 1928 |
Le VIe congrès et les tâches de l’Opposition
Cher Ami,
Nous avons reçu presque tous les comptes rendus de presse du congrès. Il manque encore les thèses du rapport pourri de ce pourri de Kuusinen. Ils sont évidemment en train de ruminer ces thèses pour leur donner une apparence plus « exaltante ». Le tableau général du congrès est de plus en plus clair, mais cela ne le rend pas rassurant. Le tranchant du congrès n’était évidemment pas le programme éclectique, élaboré à la hâte, qui devra être révisé de fond en comble, mais la résolution sur l’Opposition. Nous ne nous attendions pas à plus. Il était clair pour nous que la direction essaierait de sceller son travail sous la plus lourde des « pierres tombales ». Maintenant cette tentative a été faite, La prédiction est devenue un fait. Il faut en tirer des conclusions.
Dans ma lettre précédente, j’ai fait quelques remarques générales concernant le congrès. Je voudrais maintenant les compléter. Bien entendu, nous ne parlons pas ici d’un bilan approfondi. Cette tâche exigera un gros travail de nous tous, car il faudra dire tout ce qu’exigent les intérêts du mouvement communiste, mais que le congrès n’a pas dit. Je voudrais ici me borner à ce qui me semble des remarques indiscutables qui découlent de la résolution centrale du congrès sur l’Opposition.
Quel était le plan de la direction vis-à-vis de l’Opposition à la veille de l’ « ère » de répression ? Éliminer l’Opposition d’un seul coup sec. « Nous excluerons les dirigeants, une centaine de personnes, nous en exilerons vingt, et tout sera fini. » Une erreur typique des bureaucrates : la surestimation du pouvoir de l’appareil d’influencer les événements.
Il y avait une partie supplémentaire de ce plan qui était délibérément provoquante par elle-même : utiliser répression et calomnie pour amener les dirigeants de l’Opposition à faire des déclarations ou des actes qui, même après coup, « justifieraient » les représailles contre eux aux yeux des masses ouvrières et dresseraient une infranchissable barrière entre l’Opposition et le noyau prolétarien du parti.
Aucune des parties de ce plan n’a été réalisée. Il y a eu des milliers d’exclusions, des centaines d’arrestations et de déportations. Mais la fin n’est pas en vue, car l’Opposition continue à avancer dans ce qu’elle dit et écrit. Les capitulations n’ont eu qu’un caractère purement individuel. D’en bas affluent des éléments neufs. D’un autre côté, la provocation même n’a pas marché. L’Opposition n’a pas pris la voie de « l’ultimatisme » envers le parti, ne lui a pas tourné le dos, et, quand le cours à gauche a été projeté, a dit : « Nous sommes en toute honnêteté prêts à aider le parti, c’est-à-dire le noyau prolétarien, à transformer cela en vrai cours bolchevique. »
Suivit alors le tournant à droite de juillet qui révéla combien le conciliationnisme était tout à fait malsain et qui rendait tout à fait sans espoir la perspective d’écraser les rangs de l’Opposition et d’isoler sa direction.
Telles étaient les conditions dans lesquelles le congrès s’est réuni. Dans la colonne « débit » du C.E.I.C. il y avait : les plus brutales défaites à l’échelle mondiale, les grossières erreurs de calcul découlant d’une ligne fausse, la nécessité à la veille du congrès de tourner convulsivement en France et en Grande-Bretagne dans la direction de l’Opposition, le zigzag aller-retour en politique intérieure — comme sur ordre — exactement à la veille du congrès (ce zigzag février-juillet ressemble terriblement à un diagramme pour illustrer la plate-forme de l’Opposition). Il s’était développé une situation très défavorable pour le comité central du P.C.U.S. Seule une direction forte et ayant de l’autorité capable de réfléchir sur l’avenir aurait pu se retourner, c’est-à-dire rouvrir la porte à l’Opposition et corriger ainsi l’erreur du XVe congrès du parti qui n’avait nullement produit les résultats escomptés. Mais ce comité central faible, politiquement compromis, dépourvu d’autorité morale, avait besoin de mesures « fortes ». Ce qui a été arraché au congrès par les méthodes de gros bras de Boukharine, Kuusinen et Manouilsky, une triade qui personnifie tous les types de faiblesses, était à sa façon tout à fait symbolique. L’imprudente résolution sur l’Opposition est l’expression la plus claire de la faiblesse et de la faillite idéologique de la direction.
Il existait une autre circonstance qui réclamait une décision « irréversible ». Dans le parti et la classe ouvrière s’était élevée une vigoureuse protestation contre les déportations qui transforme la célèbre « autocritique » en demi-comédie et demi-provocation. La direction, dépourvue de toute autorité, cherche quelque chose pour se cacher derrière en prévision de la vague grandissante de protestation : « Jusqu’au prochain congrès, veulent-ils dire, on ne peut rien faire. » Tout le monde sait pourtant que l’expérience des quatre dernières années a montré que, quand il le faut, on annule plus facilement une décision d’un congrès du Comintern qu’une décision d’un comité exécutif d’un soviet de province.
Il reste une question : comment le congrès a-t-il accepté une telle décision ? Et cette question a un aspect double : (1) la composition et le niveau du congrès, et (2) la situation dans laquelle il s’est tenu.
Ils ont dit au congrès : « Le destin du Comintern dépend de celui de l’U.R.S.S. et ce dernier est lié à la direction du parti au pouvoir ; soutenez jusqu’au bout cette direction, fermez les yeux et votez. »
Si le VIe congrès s’était haussé à la hauteur de ses tâches, s’il avait pris en compte les leçons du Ve congrès, quand le groupe Zinoviev avait déjà réalisé ce type d’expérience sur le Comintern, il aurait compris que sa tâche n’était pas de sauver « le prestige » d’une direction donnée, mais d’aider le parti dirigeant à ré-établir une direction capable de faire face à ses tâches historiques. Mais c’est là qu’apparaît la question du Comintern lui-même et le niveau du VIe congrès. Dans quelle condition a-t-il émergé du laboratoire droite-centriste des cinq dernières années ?
Nous apprenons finalement dans le rapport de Piatnitsky qu’il y a quatre millions de membres dans le Comintern Là-dessus, 1750000 dans les partis et 2250000 dans la jeunesse communiste. Au premier coup d’œil, ces chiffres ne paraissent pas trop décourageants. Mais il apparaît bientôt clairement que, sur le total de membres des partis, l’U.R.S.S. compte pour 1200000, de sorte que, dans tous les partis restants dans le monde, il y en a moins de 600000. Dans la Jeunesse communiste en U.R.S.S., les effectifs ont dépassé deux millions, de sorte que dans les autres pays du monde, les jeunesses communistes ont moins de 200000 membres. Ainsi, tous les partis du monde capitaliste comptent pour un tiers environ du Comintern, tandis que le V.K.P. représente les deux tiers. La Jeunesse communiste hors d’U.R.S.S. constitue le douzième de l’Internationale de la jeunesse communiste. Le dernier chiffre est absolument catastrophique : le progrès du mouvement, le progrès des idées révolutionnaires se mesure toujours à l’afflux de jeunes. Car la jeunesse — il n’y a pas d’offense pour les bureaucrates et les philistins — est le baromètre de sa classe. Si on garde à l’esprit les chiffres ci-dessus sur le Comintern et l’Internationale des jeunes, qui ont finalement été donnés pour que tout le monde entende, et le degré de leur profonde dépendance à l’égard du P.C.U.S., alors, il n’est pas difficile de comprendre comment le Comintern, dans sa composition actuelle, ne peut pas prendre de position indépendante vis-à-vis des directions successives du P.C.U.S.
Le fait est que les premiers congrès étaient incommensurablement plus indépendants à l’égard de la direction léniniste que le Ve congrès ne l’a été de la direction zinoviéviste ou le VIe de Boukharine et Manouilsky. Il suffira de rappeler que, pendant le IIIe congrès, Lénine, très inquiet, discuta avec moi (de façon « fractionnelle ») la question de la tactique à adopter au cas où nous serions en minorité dans ce congrès sur la question stratégique fondamentale du moment. Et ce danger nous menaçait réellement. Maintenant, Manouilsky ne court nullement le risque d’être mis en minorité. Pour obtenir un si bon résultat, il a fallu systématiquement, pendant cinq ans, désorganiser et écarter les dirigeants des partis communistes.
En Allemagne, le comité central Brandler a été écarté.
Plus tarde le comité central Maslow-Fischer a été exclu. L’un et l’autre étaient loin d’être irréprochables. On n’aurait pu construire à partir d’eux une direction que sur la base d’un processus d’une longue expérience. Encore l’un et l’autre étaient-ils bien supérieurs au comité central de Thâlmann.
En France, les noyaux de plusieurs comités centraux ont été exclus — Loriot, Souvarine, Rosmer, Monatte, Treint, Suzanne Girault et autres. En France aussi un comité central ne pourrait être formé que comme résultat d’une sérieuse sélection de parti sur la base de sa propre expérience et avec l’appui attentif et réfléchi du Comintern Le comité central actuel dirigé par Sémard est infiniment au-dessous de celui qui l’a précédé.
En Belgique, à la veille du VIe congrès, a eu lieu un véritable coup de Parti, qui en a chassé le groupe fondateur d’Overstraeten autour de qui ce parti a été constitué. Vujovitchm’a dit qu’à la veille du Ve congrès, tout avait été fait pour renverser le groupe Overstraeten : mais il était si intimement lié au parti que même la direction Zinoviev n’a pas réussi à faire un « coup ». Maintenant le parti belge a volé en éclats et Overstraeten a été remplacé par Jacquemotte qui est sorti récemment de la social-démocratie.
En Italie, l’unique direction sérieuse qui a été avancée était le groupe de Bordiga, véritable fondateur du parti. Combien de fois ai-je entendu de la part de tant de Polonius le témoignage que Bordiga était un « vrai dirigeant » ? Maintenant on nous dit que le « bordiguisme » a été « surmonté », c’est-à-dire que la direction du parti a été raccourcie d’une tête, sinon pire. En Italie comme ailleurs on parie sur le bureaucrate obéissant et par conséquent médiocre. Mais le bureaucrate médiocre ne va pas conquérir le monde. Il est bien trop souvent occupé moins à conquérir le monde qu’à conserver son poste.
Et dire que Boukharine a été assez imprudent, pour des raisons qui lui sont propres, pour présenter précisément à ce congrès la citation d’une lettre inédite dans laquelle Lénine met en garde Zinoviev et Boukharine contre le fait que, s’ils excluent des gens intelligents, mais pas forcément obéissants, en les remplaçant par des « idiots obéissants », ils vont à coup sûr ruiner le Comintern Mais le plan même que Lénine soulignait dans sa lettre, présenté comme reductio ad absurdum, a maintenant été aux trois quarts réalisé. Maintenant précisément àmeral est un des personnages dirigeants du Comintern. L’expérience catastrophique de la « Journée rouge » a démontré ce que vaut la direction Smeral du P.C. tchécoslovaque. « Qui nous a amené cet individu ? » me demanda un jour Lénine à propos de Smeral, se souvenant que je connaissais bien la vie interne de la vieille social-démocratie autrichienne (j’ai vécu en Autriche de 1907 à 1914). « Smeral ne s’est finalement retrouvé communiste, répondis-je que parce que, pendant la guerre, avec Renner, il avait tout parié sur la monarchie des Habsbourg et pas sur une république tchèque. Quand la république a été néanmoins formée, il s’est trouvé dans une position désespérée face à “ l’opinion publique ” et a donc acheté un billet de train pour Moscou. » « C’est très, très vraisemblable », répéta Lénine en réponse à mon explication. Maintenant, devenu un des principaux dirigeants du Comintern, Smeral est en train d’exclure Rakovsky, Radek et autres. Mais il reste exactement le même Smeral et les événements le démontreront.
Le social-démocrate provincial Kuusinen, qui a poignardé en 1918 la révolution finlandaise et n’a rien appris de cette expérience ; Rafès, ancien ministre de Petlioura et maintenant « directeur » de la révolution chinoise ; Martynov, qui se passe de références — voilà les responsables permanents centraux et inspirateurs quotidiens du Comintern. La politique du recul est inévitablement liée à l’appui sur des personnages de second ordre.
Les Thälmann, Sémard, Jacquemotte, Smeral, Ercoli et consorts connaissent bien entendu leur propre faiblesse et savent que — comme résultat de la lutte pour l’auto-préservation dans la direction du P.C.U.S. — les groupes solides dans tous les partis ont été expulsés des postes dirigeants et même du Comintern. Ces dirigeants fraîchement nommés comprennent qu’ils ne peuvent conserver leurs postes qu’en accumulant les « mesures extraordinaires ». C’est pourquoi ils ont eux-mêmes « un intérêt matériel » dans des décisions qui ont l’air « irréversibles ». Ici leur faiblesse interne vient au secours de l’actuelle direction faible du P.C.U.S. Et le résultat est clair : faiblesse multipliée par faiblesse a donné au VIe congrès la trompeuse apparence de « la force d’airain ».
On a beaucoup parlé au congrès de la disproportion entre l’influence politique des partis communistes et leur importance numérique. Dans la mesure où existe une telle disproportion (et elle est grossièrement exagérée afin de dissimuler la terrible faiblesse numérique des partis communistes), cela exige explication. Le fait est qu’il y a une disproportion fondamentale entre les tâches et possibilités du Comintern d’un côté, et le caractère de sa direction, de l’autre. Le Comintern vit sur le capital accumulé par la révolution d’Octobre. La poussée des masses vers le communisme est grande (bien que son augmentation ne soit pas continuelle, contrairement aux descriptions des fonctionnaires optimistes). Les contradictions objectives poussent les masses vers le communisme. Mais le cours erroné, le régime au-dessous de tout, les fanfaronnades bureaucratiques, le refus et l’incapacité d’apprendre des bureaucrates, le remplacement de la vie idéologique par les ordres — telles sont les raisons de la stagnation et même du déclin patent des effectifs et, dans de nombreux cas, de l’influence politique des partis communistes.
On ne connaît que trop la difficulté qu’il y a à former un authentique cadre de direction. La société bourgeoise s’est sauvée, après la guerre impérialiste, avant tout parce que le mouvement révolutionnaire n’avait pas de partis communistes à la hauteur et, deuxièmement, parce que ces partis communistes avaient des directions qui n’étaient pas suffisamment mûres. Des rengaines complètement fausses et simplement stupides circulent maintenant pour expliquer que le problème n’est pas celui des dirigeants, mais des masses et que nous mettons nos espoirs dans les « directions collectives », etc. Cette façon d’opposer dirigeants et masses n’a rien à voir avec le marxisme. Le prolétariat avait besoin de Marx et Engels et de Lénine. Aucun collectif bureaucratique de parti n’aurait pu tenir leur place. Il a pris plus d’une semaine et même plus d’un mois à la IIe Internationale pour produire des dirigeants comme Bebel, Jaurès, Victor Adler, etc. Ce n’est pas par hasard que, pendant la guerre impérialiste, et même partiellement avant la guerre, des gens comme Loriot, Monatte, Rosmer, Souvarine, Brandler, Bordiga, Overstraeten, etc., sont arrivés au premier plan. On peut les mettre dans un coin et leur faire faire des bêtises. Mais il est impossible de les remplacer par le département d’organisation de Piatnitsky Après tout, l’écrasante majorité des délégués au VIe congrès — c’est-à-dire les élus des élus — sont venus au communisme (pour la plupart de la social-démocratie) après la révolution d’Octobre et nombre d’entre eux dans les toutes dernières années. Une majorité des délégués, 278 personnes, ont été présents pour la première fois à un congrès communiste, La politique qui consiste à miser sur le bureaucrate est complétée par celle qui consiste à miser sur l’inexpérience, l’impréparation, l’immaturité et la confiance béate. Tout cela passe par une « direction collective ». Mais au-dessus de ce « collectif » atomisé s’élève le pouvoir d’un seul homme qui ne repose pas sur la représentation de la ligne juste, mais sur l’appareil.
Par sa politique et son régime au cours des dernières années, le Comintern a systématiquement frayé la voie à la social-démocratie, l’a aidée à se renforcer et a rendu d’immenses services au conseil général du Trades Union Congress et à Amsterdam. Quand nous le soulignons, ceux qui perpètrent ce crime historique osent parler de notre « déviation social-démocrate ». La social-démocratie ne peut pas rêver de meilleures aides que ceux de la direction actuelle. Si l’on suit ce cours, il n’y a pas d’issue. Mais l’exclusion de l’Opposition n’a fait que renforcer ce cours.
La décision « irréversible » du VIe congrès démontre jusqu’où les choses sont allées, comme le char est embourbé et la profondeur nécessaire au mouvement venu d’en bas pour arracher le Comintern au marais et le remettre sur la route — à travers une lutte ouverte, systématique et irréconciliable contre la direction officielle.
Dans des circonstances difficiles, il n’y a rien de plus dangereux que les illusions, que d’enjoliver la situation, que le conciliationnisme à bon marché ou de compter aveuglément sur le « cours objectif des événements ». Si l’Opposition n’apporte pas toute l’aide nécessaire à ce cours objectif des événements, avec toute son énergie, en pleine conscience de sa responsabilité, alors elle ne sera plus qu’une pitoyable valve de secours pour les bureaucrates centristes qui mènent à la ruine le Comintern et la révolution d’Octobre.
Un processus de mouvement vers la gauche des masses travailleuses d’Europe pourrait être d’une signification décisive pour le rythme de nos succès à l’intérieur de l’U.R.S.S., et, si on le considère d’un point de vue plus général, de tout le destin de la dictature prolétarienne. Nous nous attendions à un tournant intérieur à droite après le XVe congrès du parti. C’était une erreur partielle de notre part, de caractère tout à fait secondaire, dans le cadre d’une prédiction d’ensemble juste. Après le Congrès du parti se produisit au contraire un zigzag à gauche qui dura presque une demi-année, bien que celui qui a été pris sur l’arène internationale ne soit pas encore terminé aujourd’hui. Le « gauchisme » a très vraisemblablement atteint son apogée en février comme le montrent non seulement l’éditorial de la Pravda de février, mais les décisions du plénum de février du C.C. Il y a le lien le plus étroit entre les deux. La première phase du mouvement à gauche des travailleurs en Europe a déjà une fois pour toutes rendu impossible la politique Staline-Martynov de « front unique » pour le parti communiste. Les louanges qui provenaient régulièrement de la social-démocratie et de la bourgeoisie pour le « réalisme » de Staline étaient embarrassantes pour la position communiste officielle. Il fallait prouver que l’Opposition n’avait pas été exilée parce qu’elle était « à gauche ». Cette exigence sectaire et fractionnelle a coïncidé avec l’exacerbation de la crise de la collecte de grain. On aurait pu trouver une issue rapide à la crise à droite, en commençant « juillet » en février. Comme nous l’avons dit, c’est ce à quoi nous nous attendions, sous-estimant dans une certaine mesure les difficultés que nous avions nous-mêmes créées pour un tournant à droite. En outre, nous n’avons pas fait suffisamment attention aux besoins « internationaux » conjoncturels du groupe centriste dirigeant, lesquels étaient grandement intensifiés par le mouvement à gauche des travailleurs d’Europe, particulièrement à la veille du Congrès,
La politique intérieure de la direction et sa politique internationale en février étaient de la même nature, essentiellement centriste de gauche. En juillet apparut une divergence : la politique intérieure tournait à droite tandis que le cours du Comintern demeurait centriste de gauche, combinant en lui-même, comme d’habitude, toutes les nuances de l’opportunisme ouvert à l’ultra-gauchisme. C’est aussi ce qu’est le programme. Le lien qui continue entre le cours interne et le cours international c’est l’hostilité mortelle à la gauche, à l’aile authentiquement bolchevique, qui trouve son expression dans la résolution d’une importance cruciale du congrès au sujet de l’Opposition.
Le VIe congrès, en dépit de tout le travail de préparation, de sélection et de camouflage, en dépit de l’unanimité obligatoire, a révélé un processus de différenciation qui s’approfondit à l’intérieur de sa couche dirigeante. Dans la période qui vient, ce processus s’approfondira en relation avec le cours général de la lutte de classe et le mouvement à gauche des masses travailleuses. La dualité de « juillet » par rapport aux cours intérieur et international va s’agrandir et devenir évidente à tous. Les groupes fractionnels dans le Comintern vont grandir et non faiblir. Tout cela créera une grande réceptivité dans l’avant-garde prolétarienne pour nos idées aussi bien que nos mots d’ordre. Le VIe congrès n’a pas conclu l’histoire de l’Opposition, mais en a au contraire entamé un chapitre nouveau et plus significatif.
Notre responsabilité première est de comprendre que nous représentons un courant international et que ce n’est qu’en cette qualité que nous avons le droit d’exister et d’escompter fermement la victoire. En rapport avec cela, il sera nécessaire, bien qu’ennuyeux, de s’occuper des toutes dernières découvertes du théoricien ultra-gauchiste V. M. Smirnov. Une lettre de lui, qui circule de la main à la main et que j’ai reçue il y a quelques jours, répand tellement l’odeur d’un safarovisme débridé qu’on a le naturel désir de la laisser de côté. Mais il y a dans cette lettre quelques points de principe qui sont profondément hostiles aux marxisme et exigent d’être élucidés dans l’intérêt des ouvriers révolutionnaires peu nombreux mais sains qui suivent encore Smirnov.
Dans sa lettre, Smirnov essaie de ridiculiser mon affirmation que les défaites de la révolution allemande, de la grève générale britannique, de la révolution chinoise, etc., sont « directement et immédiatement » — comme il l’écrit — reflétées dans notre prolétariat, y renforçant les tendances centristes. « Comment? De quelle façon? » demande notre critique ultra-gauche éperdu. Il semblerait qu’il n’y a pas là de problème pour un ouvrier révolutionnaire et encore moins pour un marxiste. Pendant longtemps, notre parti a entraîné les ouvriers à considérer la révolution d’Octobre comme une partie de la révolution mondiale et à escompter l’aide imminente des Allemands et des Britanniques qui ont un niveau supérieur de technologie et de culture. « Substituer » et « tenir » tels étaient nos mots d’ordre des premières années. En 1923, surtout la seconde moitié, l’attente de l’issue révolutionnaire en Allemagne a atteint son intensité maximale. Nos journaux, nos orateurs, ne parlaient de rien d’autre. Penser que l’attente de la révolution allemande n’a pas touché jusqu’à la moelle tout ce qui, dans notre classe ouvrière, était le plus avancé et le plus réfléchi, c’est considérer les masses avec le regard arrogant de l’ancien étudiant radical qui, au fond de son âme, pense qu’il n’y a que la négociation de la convention collective qui intéresse l’ouvrier. En fait, la question même de l’amélioration des négociations des conventions collectives pour les travailleurs était liée à la victoire du prolétariat allemand. L’écrasement de la révolution allemande a été un coup très sévère pour les ouvriers, qui a pesé lourd sur eux, a rejeté leurs espérances d’un changement de leur sort dans un avenir plus lointain encore. Il a renforcé l’étroite préoccupation pour des problèmes locaux d’emploi, a accru l’atomisation et la passivité et permis une régurgitation du chauvinisme, des activités cent-noirs, etc. Et c’est en réponse à cela (bien que pas à cela seulement, bien sûr) qu’est venue d’en haut la théorie du socialisme dans un seul pays.
Le bloc avec le conseil général a été longtemps cultivé comme un moyen de salut. Purcell était élu mécanicien d’honneur et bien d’autres choses. La grève générale britannique a soulevé de nouveau les espoirs de nos ouvriers — et les a à nouveau déçus. Tout cela a constitué un coup pour la conscience révolutionnaire des masses de la façon la plus directe et la plus immédiate. Une réaction psychologique profonde qui affecte les masses devient un facteur politique de grande signification. Les échecs à l’intérieur — le niveau de vie, le régime, les éléments grandissants de dualité de pouvoir — sont amplifiés par des coups de caractère international qui diminuent la vigueur du prolétariat en tant que classe.
La révolution chinoise, autant qu’on puisse en parler, à cause de ses dimensions massives, de son horizon et de sa durée, a de nouveau provoqué dans nos masses les attentes les plus tendues. Son horrible défaite a été ici une catastrophe intérieure. Peut-être invisible à un regard superficiel, elle n’en a pas moins été une vraie catastrophe pour le prolétariat. Comment ne pas le comprendre? Comment ne pas le voir? Comment concevoir une direction révolutionnaire incapable de tenir compte des profonds processus moléculaires qui se déroulent dans les masses elles-mêmes ?
Est-il possible cependant que cette direction pourrie soit une explication valable pour ces processus ? Seul un métaphysicien fataliste qui pense que la direction ne fait que « refléter » les processus à l’œuvre dans les masses pourrait l’affirmer. Le dialecticien sait que la direction, dans des limites larges certes, mais précises, affecte ces processus, peut les accélérer, les ralentir ou les détourner. On peut s’en rendre compte clairement à partir du simple fait que ces mêmes défaites en Grande-Bretagne, Allemagne et Chine, ont été les résultats immédiats d’une direction opportuniste. Les processus centrifuges à l’intérieur de la classe ouvrière, qui se sont accentués à cause des défaites, n’atténuent pas la responsabilité de la direction au moindre degré ; et ils ne nous libèrent pas, nous, les oppositionnels, de la nécessité de combattre activement les tendances hostiles, c’est-à-dire de la nécessité de nager contre le courant. Cependant, ces processus expliquent aussi les « succès » temporaires, et néanmoins durables, de la direction droite-centriste nationalement limitée et la possibilité même de « triomphales » défaites organisationnelles de l’Opposition. D’un autre côté, seule une claire compréhension du processus objectif à une échelle internationale (et les conséquences des défaites deviennent dans la conscience des ouvriers un facteur « objectif ») peut apporter l’orientation nécessaire pour la victoire sur le centrisme et les moyens les plus rapides possibles de surmonter les actuelles tendances profondément centrifuges de la classe ouvrière de l’U.R.S.S.
Bien sûr, la question ne peut être réduite uniquement aux effets des défaites du prolétariat étranger, qui, on l’a dit, ont une relation d’effet à cause avec notre politique intérieure. Notre Plate-Forme et une série d’autres documents de l’Opposition ont dépeint les changements sociaux et politiques intérieurs en U.R.S.S. comme constituant en même temps les causes et les effets de la politique dirigeante. En relation avec cela, il y a le problème que, par souci de concision, j’ai tenté de qualifier la mobilisation politique par la « tête » droites-centristes d’une queue consistant en éléments petits-bourgeois, bureaucratiques et de nouveaux propriétaires (surtout dans la lutte contre l’Opposition) qui auraient comme conséquence inévitable que la « queue » bourgeoise frapperait des coups de plus en plus sévères contre l’appareil centriste. En liaison avec cela, se trouve le problème du bureaucratisme soviétique. Et là aussi, V. M. Smirnov, exactement comme Safarov ou Slepkov, essaie de découvrir chez nous le désir de dissimuler derrière P « image » de la tête et de la queue, c’est-à-dire de cette représentation simplifiée, une sorte de moyen mnémonique, symbolisant les relations de classe que nous avons déjà analysées. Et il y voit une tentative de notre part d’abandonner l’analyse de classe. Cela ne frise-t-il pas la bouffonnerie ? Après tout, V. M. Smirnov a-t-il lui-même ajouté quelque chose à l’analyse faite par l’Opposition autre que sa propre toujours plus importante « abstraction du facteur international » ?
Une lettre exceptionnellement intéressante et significative du camarade Rakovsky au camarade Valentinov, datée du 2 août 1928, est consacrée à la question du mécanisme spécial de la dégénérescence et des méthodes de la direction sous la dictature, c’est-à-dire à des facteurs internes, « superstructurels », mais directement décisifs. En un mot, cette lettre indique pour la recherche quelques sujets d’une importance exceptionnelle.
La question est cependant que les processus internes dans notre pays depuis la fin de la guerre civile ont eu un caractère évolutif. L’accumulation des changements est passée plus ou moins inaperçue. Les bouleversements dans le monde étaient, d’un côté, des chocs qui révélaient ou mettaient à jour « tout d’un coup » les changements qui s’étaient produits, y compris les changements idéologiques; d’un autre côté, ces chocs accéléraient ou ralentissaient beaucoup le rythme du changement. Afin de comprendre l’interaction dialectique entre les facteurs « internes » et « externes », il suffit d’imaginer l’impact qu’une guerre aurait sur nos relations intérieures, quels changements politiques elle révélerait, quels réalignements de forces elle produirait.
L’histoire du groupe Centralisme démocratique, qui, en majorité, est composé de révolutionnaires fermes, a sa « dialectique » propre. Coupé de l’Opposition et obligé de se tourner sur lui-même idéologiquement à cause de l’inadéquation de ses forces dirigeantes, il a commencé à tourner le dos aux questions internationales. Quelques-uns de ses représentants nous ont directement accusés de « détourner » l’attention du peuple des problèmes internes aux questions chinoises. Aussi, les théoriciens de ce groupe, tombés dans l’introversion et le sectarisme tentent de faire, comme dit le proverbe allemand, de nécessité vertu. Maintenant V. M. Smirnov est allé jusqu’à refuser de comprendre comment et par quelle voie les défaites du prolétariat international peuvent avoir un effet sur notre prolétariat, c’est-à-dire refuse de comprendre pourquoi des succès révolutionnaires, aussi bien que contre-révolutionnaires, importants produisent toujours de puissantes ondes internationales, pourquoi la victoire de la révolution dans un pays encourage les révolutions dans d’autres pays et vice versa. On ne peut pas descendre plus bas le long de l’étroitesse d’esprit nationaliste ultra-gauchiste. Pour couronner le tout, après s’être reculé dans un coin, Smirnov a totalement perdu son équilibre spirituel, cherche à trouver dans une explication marxiste des processus à l’œuvre dans le prolétariat une « justification » pour le centrisme ou l’ouverture d’un chemin vers la capitulation. C’est déjà du pur safarovisme, quoique inversé, et tourné en dedans, mais nous avons déjà vu l’intérieur et l’extérieur de Safarov et n’y avons rien trouvé de bon.
Mais revenons aux questions plus importantes.
Comme résultat de quatre années de lutte, nous avons obligé au tout dernier moment le C.E.I.C., juste avant le lever du rideau, à modifier son projet de programme de type national à programme de type international. Au congrès, Boukharine a expliqué que la raison de cette capitulation catastrophique (même si elle n’est que purement superficielle) devant l’Opposition était la circonstance qui faisait qu’après tout, pour la première fois, des délégués d’Afrique et d’Amérique du Sud étaient venus à un congrès du Comintern et que ce n’était pas une blague et qu’il fallait par conséquent donner au programme une dimension Afro-Américaine. Il semble que Boukharine ait d’abord appris de ces délégués nouveaux venus qu’à l’époque de l’impérialisme il était moins que jamais admissible de « faire abstraction du facteur international ». L’hégémonie mondiale des États-Unis a été également « relevée », avec un retard de plusieurs années et mécaniquement introduite dans le programme. Comme avec l’histoire de toutes les questions intérieures, cela démontre que l’initiative de la recherche sur les processus économiques et politiques mondiaux et leur interaction avec les changements socio-politiques en U.R.S.S. continue à être la responsabilité de l’Opposition.
Cela signifie que nous devons passer au travail sérieux. Il faut organiser une division du travail adéquate — au sens d’une étude détaillée, concrète, quotidienne de tous les aspects de notre vie, de celle des différents pays capitalistes, des pays coloniaux, de leur économie, de leur politique, des mouvements syndicaux, des luttes nationales, du militarisme, etc. Nous devons faire un usage convenable de notre temps pour former des cadres qualifiés pour le P.C.U.S. et le Comintern. Une correspondance précise, bien organisée avec toutes les régions, une lecture soigneuse des journaux, y compris ceux de province, afin de sélectionner des matériaux sur des questions particulières et d’un point de vue particulier, tout cela portera des fruits inestimables. Il faudra que les camarades qui ont une prédisposition pour cela ou disposent des conditions pour cela étudient les langues étrangères. Cette division du travail doit, c’est certain, avoir un caractère international. Toutes les « sentinelles » devraient suivre attentivement les processus en cours et s’alerter à temps l’une l’autre.
Bien entendu, même en exil, ce travail ne doit pas avoir un caractère archivistique ou académique, mais doit être intimement lié à l’activité des partis communistes et à la lutte des masses ouvrières. Sur toutes les questions importantes, il faut faire une marque bolchevique nette dans la conscience des ouvriers d’avant-garde. On a déjà fait quelque chose à cet égard bien sûr sur les questions de l’industrialisation, du koulak et des collectes de grain, du régime bureaucratique, des événements en Allemagne, Grande-Bretagne et Chine, etc. Mais la vie ne s’arrête pas. Il est impossible de continuer à vivre sur les intérêts du capital, comme le fait la direction actuelle du Comintern, qui dilapide le capital fixe du parti bolchevique. Il faut un travail intense, systématique, collectif. La ténacité révolutionnaire doit se manifester maintenant dans un tel travail, indépendamment des conditions défavorables. Sans une orientation juste, il n’y a pas de ligne politique juste. Plus, seule une ligne correcte permettra aux bolcheviks-léninistes, sur chaque question importante, de faire des marques toujours plus profondes dans la conscience de cercles toujours plus larges d’ouvriers avancés.
D’un côté, ce travail revêt ainsi le caractère d’une recherche théorique dans le sens vraiment le plus large du terme, c’est-à-dire à la portée, bien que limitée, des plus jeunes et des moins formés des oppositionnels, et d’un autre côté, ce travail acquerra un caractère propagandiste, toujours au sens le plus large du terme, y compris l’agitation militante. A une certaine étape, la recherche théorique et le travail propagandiste se recouperont totalement dans un travail politiquement efficace, c’est-à-dire de masse, ou, pour le dire autrement, fusionneront avec le parti et la classe ouvrière. Quand, à quelle étape? Bien entendu, c’est impossible à prédire. Dans divers pays à diverses étapes. Notre époque est celle des tournants brusques. Cela s’applique au mouvement ouvrier dans son ensemble et par conséquent à l’Opposition — et à elle particulièrement. Afin de ne pas manquer le moment où nos idées pourront être liées à un changement de masse dans le Comintern et la classe ouvrière, il faudra observer cette règle fondamentale de toute politique, et d’autant plus de toute politique révolutionnaire : il faut faire entendre notre voix sur toute question historique générale ou immédiate affectant les intérêts de la classe ouvrière.
Dans son discours de clôture au congrès, Boukharine a déclaré que la résolution sur l’Opposition signifiait notre « mort politique ». Ces paroles hardies sont le fruit de la couardise, de la faiblesse et du besoin de se consoler. Personne n’a jamais pris Boukharine au sérieux en politique ; lui-même ne s’est jamais pris et ne se prendra jamais au sérieux ; et il est impossible de prendre, moins que tout, au sérieux, ces paroles d’« intimidation ». Ce n’est pas sans raison que Zinoviev lui-même, à juste titre — il faut lui rendre cette justice — qualifiait Boukharine d’hystérique et disait que l’on pouvait s’attendre de sa part à tout, y compris le voir prononcer des vœux monastiques.
Quand Tsereteli tonnait contre les Cronstadtiens au début de l’été 1917, je l’ai mis en garde et l’ai averti que quand quelque général blanc commencerait à savonner la corde destinée à son cou à lui, ce seraient les marins de Cronstadt qu’il appellerait au secours. Comme on le sait, pendant le soulèvement de Kornilov, cette prédiction se réalisa avec plus d’exactitude encore que nous aurions pu le supposer alors.
La politique de la direction actuelle conduit à de plus grandes complications. Le nœud coulant bourgeois oustrialoviste est sans cesse tissé pour le cou de la dictature prolétarienne. Quand l’affaire deviendra sérieuse — et je crains que cela n’arrive plus tôt qu’on ne le pense — les meilleurs éléments de l’appareil actuel nous appelleront au secours. Nous les en prévenons d’avance. Il est inutile de dire que nous trouverons un chemin même sans leurs appels. Ce qu’il faut, c’est que l’avant-garde prolétarienne entende notre voix jour après jour et sache qu’en dépit des hurlements hystériques, nous sommes plus vivants que jamais. Il faut aussi qu’en même temps nous ne nous laissions pas isoler même une heure seulement des centres du mouvement ouvrier et que nous nous joignions à la vie et à la lutte de l’avant-garde révolutionnaire. Et pour cela, nous avons besoin de faire un travail continu et systématique sur nous-mêmes et pour les autres, sur la base d’une bonne division du travail et d’une ferme cohésion idéologique.
Bien à vous.