Lettre à la rédaction de "The Militant", août 1929

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Chers camarades,

Je suis avec grand intérêt votre journal et son esprit combatif me réjouit beaucoup. L'histoire de l'apparition de l'Op­position américaine est en elle-même très caractéristique et hautement instructive. Il a fallu qu'après cinq ans de lutte contre l'Opposition les membres du Comité Central du Parti américain, et même du Bureau Politique de celui-ci, fissent un voyage au Congrès, à Moscou, pour apprendre pour la première fois ce qu'était le soi-disant "trotskysme". Ce fait est par lui-même un acte d'accusation irréfutable contre le régime, d'esprit policier, et les falsifications venimeuses existant dans le Parti. Certes, les Lovestone et les Pepper ne créent pas ce régime, mais ils en sont les fonctionnaires attitrés. J'ai pris Lovestone en flagrant délit d'odieuse falsification idéologique (voir mon livre "Europe et Amérique"). S'il existait un régime un tant soit peu normal, cela seul eût suffi pour obliger un homme à disparaître pour toujours, en tout cas pour longtemps, ou tout au moins l'eût forcé à se rétracter. Mais, dans le régime actuel, il suffit aux Lovestone, pour consolider leurs positions, de répéter obstinément leur truquage bien qu'il soit depuis longtemps démasqué. C'est d'ailleurs ce qu'ils font, sans aucune honte, en singeant leurs maîtres actuels, ou plutôt leurs chefs administratifs. L'esprit des Lovestone et des Pepper est radicalement hostile à celui de la révolution prolétarienne. La discipline vers laquelle nous tendons (et nous nous efforçons de réaliser une discipline de fer) ne peut être fondée que sur une conviction consciemment conquise, trans­muée en chair et en os.

Je n'ai pas ou l'occasion de voir de plus près les autres éléments dirigeants du Parti Communiste américain, à l'exceptien peut-être de Foster. Ce dernier m'a toujours paru être d'une autre étoffe que les Lovestone et les Pepper. Dans la cri­tique que Foster fit de la direction officielle du Parti, il y a toujours eu du vrai, allant droit au but. Mais, pour autant que je comprenne, Foster est un empirique. Il ne veut pas pour­suivre sa pensée jusqu'au bout et faire les généralisations né­cessaires sur la base de la critique. Voilà pourquoi je n'ai pas toujours vu clairement de quel côté celle-ci l'entraînerait : à gauche ou à droite de la ligne de conduite du centrisme officiel. En effet, en plus de l'Opposition marxiste, il y a encore l'Op­position opportuniste (Brandler, Thalheimer, Souvarine, etc.).

Il semble que le même empirisme suggère à Foster toute sa façon d'agir, qui consiste à s'appuyer sur Satan pour combattre les petits démons. Foster cherche à se dissimuler sous la couleur protectrice du stalinisme pour approcher par cette voie, en semi­contrebande, de la direction du Parti Communiste américain. Dans la politique révolutionnaire, le jeu de cache-cache n'a jamais donné jusqu'à présent de résultats sérieux. Sans aborder les questions fondamentales de la révolution mondiale, et plus spécialement celle du socialisme dans un seul pays, en tenant comp­te de principes généraux, on ne peut avoir de succès révolution­naires solides et sérieux. On ne peut obtenir que des victoires bureaucratiques à la Staline. Mais ces triomphes provisoires ont pour rançon les défaites du prolétariat et l'effondrement de l'Internationale Communiste. Je pense que Foster n'arrivera mê­me pas jusqu'aux objectifs secondaires qu'il se propose d'obte­nir ; en effet, pour appliquer la politique du centrisme bureaucratique, les Lovestone et les Pepper se trouveront mieux adap­tés, car ils n'ont rien dans l'âme et sont prêts à effectuer en 24 heures n'importe quel zig-zag conforme aux besoins administra­tifs de l'état-major stalinien.

Le travail que devra accomplir l'Opposition américaine a une importance historique mondiale ; en effet, toutes les ques­tions de notre planète trouveront leur solution en Amérique. Bien des arguments font croire qu'au point de vue de la succes­sion des révolutions, l'Europe et l'Orient précèdoront les Etats-Unis. Mais on ne peut exclure l'éventualité d'une marche des événements bouleversant cette suite en faveur du prolétariat de l'Amérique du Nord. Pourtant, même si l'on part de ce postu­lat que l'Amérique, qui ébranle à présent le monde entier, ne sera elle-même secouée qu'en dernier lieu, il subsiste encore un danger dans toute sa force : une situation révolutionnaire aux Etats-Unis pourrait surprendre à l'improviste l'avant-garde du prolétariat américain, comme ce fut le cas en Allemagne en 1923, en Angleterre on 1926, en Chine en 1925-27. Il ne faut pas perdre de vue un seul instant, que la puissance du capitalisme américain s'appuie de plus en plus sur les fondements de l'économie mondiale, avec ses contradictions et ses crises, ses guer­res et ses révolutions. Cela signifie que la crise sociale peut se produire aux Etats-Unis bien plus tôt que beaucoup ne le croient et prendre d'emblée un développement fiévreux. Conclusion : il faut se préparer.

Pour autant que je puisse en juger, le Parti Communiste officiel a hérité de beaucoup de traits de l'ancien Parti socialiste. Je l'ai compris clairement à partir du moment où Pepper réussit à entraîner le Parti Communiste américain dans une aven­ture scandaleuse avec le parti Lafollette. La politique de bas aloi de l'opportunisme parlementaire fut dissimulée sous un ver­biage "révolutionnaire" affirmant que la révolution sociale se­rait accomplie aux Etats-Unis non pas par le prolétariat mais par les fermiers en train de se ruiner. Quand Pepper, retour d'Amérique, m'exposa cette théorie, je crus avoir affaire à un cas bizarre de folie individuelle. Ce fut seulement alors, et à grand'peine, que je compris que c'était tout un système dans lequel était entraîné le Parti Communiste américain. Il m'appa­rut alors clairement que ce petit Parti ne pourrait se dévelop­per sans profondes crises intérieures qui doivent l'immuniser contre le pepperisme et autres maladies honteuses. Je ne puis les appeler des maladies infantiles ; ce sont, au contraire,des tares séniles, des souffrances dues à la dévastation bureau­cratique et à l'impuissance révolutionnaire.

Voilà pourquoi je soupçonne le Parti Communiste d'avoir re­pris sur beaucoup de points les moeurs du Parti socialiste qui, malgré sa jeunesse, étonnait par ses signes de décrépitude. La majorité de ces socialistes (j'ai ici en vue les dirigeants)considèrent le socialisme comme une occupation secondaire, d'ap­point, s'adaptent aux heures de repos. Ces messieurs consacrent six jours par semaine à leur profession libérale ou commerciale, arrondissant assez joliment leurs biens ; le septième jour., ils ne se refusent pas de penser au salut de leur âme. Dans mes mé­moires j'ai essayé d'esquisser le type de ces Babbitt. Il semble que beaucoup d'entre ces messieurs ont pu se camoufler sans am­bages en communistes. L'Opposition se guide, non point d'après les Babbitt petits-bourgeois, mais bien d'après les Jimmy Higgins prolétariens pour lesquels l'idée du communisme, quand ils en sont pénétrés, devient le contenu de toute la vie, de toute l'activité. Il n'est rien de plus répugnant et de plus dangereux dans l'activité révolutionnaire que le dilettantisme petit-bour­geois, conservateur, égoïste, amouraché de soi-même, incapable de sacrifices au nom d'une grande idée. Il faut que les ouvriers avancés s'assimilent fermement cette règle simple, mais ne per­mettant pas de se tromper : les chefs ou candidats chefs qui, en temps de paix, tous les jours, ne sont pas capables de sacrifier leur temps, leurs forces, leurs ressources pour la cause du communisme, se transformeront en période révolutionnaire, le plus souvent directement en traîtres, ou passeront dans le camp de ceux qui attendent pour voir de quel côté sera la victoire. Si des éléments de ce genre se trouvent à la tête du Parti, à coup sûr ils le feront périr lorsque viendra la grande épreuve. D'ailleurs, les fonctionnaires dépourvus d'idées qui servent l'Internationale Communiste simplement comme ils serviraient un quelconque notaire, en prenant docilement l'alignement sur tout "patron" éventuel, ne valent nullement mieux.

Certes, l'Opposition, autrement dit les bolchevik-léninistes peuvent avoir aussi leurs compagnons de voyage qui, sans se donner entièrement à la révolution, offrent à la cause du com­munisme quelque collaboration. Il ne serait certainement pas juste de ne pas en profiter. Ils peuvent être très utiles à la cause. Mais des compagnons de route, même les plus honnêtes et les plus sérieux, ne doivent pas prétendre diriger. Dans leur besogne quotidienne, les dirigeants doivent être liés avec ceux qu'ils dirigent. Leur activité doit s'accomplir aux yeux de la masse, si restreinte que soit celle-ci au moment envisagé. Une direction qui peut être congédiée sur un ordre télégraphique ve­nant de Moscou ou d'un autre lieu, sans même que la masse s'en aperçoive, ne vaut pas un sou. Une pareille direction signifie que la faillitte est assurée d'avance. Il faut nous guider vers le jeune prolétaire désirant savoir et combattre, capable d'enthousiasme et d'esprit de sacrifice. Il faut puiser dans ce mi­lieu les véritables cadres du Parti du prolétariat et les édu­quer.

Chaque membre d'une organisation oppositionnelle doit avoir sous sa direction quelques jeunes ouvriers, des adolescents de 14-15 ans et plus ; il devra maintenir avec eux une liaison per­manente, les aider à s'instruire eux-mêmes, les initier aux ques­tions du socialisme scientifique et les incorporer méthodiquement à la politique de l'avant-garde prolétarienne. L'Oppositionnel qui est lui-même insuffisamment préparé pour un pareil genre de besogne doit confier les jeunes prolétaires qu'il a recrutés à des camarades plus expérimentés et plus développés. Nous n'avons pas besoin de ceux qui craignent de faire un travail sàns éclat. Le nom de bolchevik-léniniste impose des devoirs. Le premier de ceux-ci est de lutter pour conquérir la jeunesse prolétarienne en se frayant une voie vers ses milieux les plus opprimés et les plus maltraités. Ils seront les premiers à se masser sous nos étendards.

Les fonctionnaires des trades-unions, ainsi que ceux du pseudo-communisme, vivent dans l'atmosphère de préjugés aristocratiques des sphères ouvrières supérieures. Malheur aux opposition­nels qui, dans la plus faible mesure, se laisseraient contaminer dans ce sens ! Il faut non seulement réfuter et condamner ces préjugés, mais encore les cautériser dans les consciences pour n'en laisser aucune trace. Il faut chercher les voies permettant d'arriver jusqu'aux couches les plus misérables, les plus igno­rantes du prolétariat, en commençant par les nègres que la socié­té capitaliste transforme en parias et qui doivent apprendre à voir en nous leurs frères révolutionnaires. Or, cela dépend en­tièrement de notre énergie et de notre dévouement à la cause.

Par la lettre du camarade Cannon, je vois que vous avez l'intention de donner à l'Opposition une forme plus organisée. Je ne puis qu'approuver cela. Cela coïncide entièrement avec les opinions que j'ai exposées plus haut. La précision de la forme d'organisation est indispensable pour le travail que vous accom­plissez. L'absence de rapports d'organisation clairs est due à une confusion dans les idées ou parfois, au contraire, en est la cause. Des vociférations sur le second Parti et sur la IVe Inter­nationale sont tout simplement ridicules ; se sont elles qui nous arrêtent le moins. Nous n'identifions pas l'Internationale Communiste avec la bureaucratie stalinienne, autrement dit avec la hiérarchie des Pepper corrompus et démoralisés à divers de­grés. Il y a à la base de l'Internationale une certaine somme d'idées et de principes qui constituent la conclusion de toute la lutte du prolétariat mondial. C'est nous, Opposition, qui re­présentons cette somme d'idées. Nous la défendons contre les erreurs monstrueuses et les coups de force des Ve et VIe Congrès et contre l'Appareil usurpateur des centristes qui, par une de leurs ailes, passent entièrement dans les rangs des thermidoriens. Il n'est que trop clair, pour tout marxiste que, malgré les res­sources matérielles énormes de l'Appareil stalinien, la fraction qui dirige actuellement l'Internationale Communiste est déjà morte au point de vue politique et théorique. L'étendard de Marx et de Lénine est dans les mains de l'Opposition. Sans aucun doute, je pense que le détachement américain des bolcheviks occu­pera une place digne sous ce drapeau.

Un vigoureux salut oppositionnel.

Août 1929