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Lettre à des amis russes, novembre 1929 (Pour un bilan)
Chers Amis,
Vous avez raison d'insister sur la nécessité de dresser un bilan de la période récente. Il y a eu un début avec la thèse de Kh. G. (Rakovsky). Mais, bien sûr, on ne peut pas s'en tenir là. Il nous faut surmonter les obstacles créés par la terrible dispersion de nos forces. Nous avons récemment commencé seulement à recevoir Ekonomitcheskaia Jizn. De plus, les problèmes européens ont été brutalement jetés au premier plan, surtout celui de la troisième période. Mais, en ce moment ils constituent le soubassement de notre plateforme.
Néanmoins, tactiquement la situation me semble parfaitement claire. L'appel collectif allait aussi loin qu'il était possible d'aller sur la voie des concessions à l'appareil. Quiconque fait un pas de plus rompt avec l'Opposition. Mais nous ne pouvons pas non plus rester sur place. Il faut rassembler l'Opposition autour d'un appel au parti. Il me semble que les grandes lignes devraient être celles-ci :
- une explication du sens de la déclaration au comité central et à la commission centrale de contrôle et la réponse qui lui a été faite (sur la ligne de l'éditorial "Et Maintenant ?" du Biulleten Oppositsii nº 6).
- Souligner que c'est absurde de prétendre que le plan quinquennal en soi peut changer le régime du parti. Au contraire, le changement de régime du parti est maintenant non seulement la précondition d'un succès à venir mais aussi la protection contre les dangers qui montent plus vite que les succès.
- Tester à tout prix le nouveau rapport de forces dans le pays et dans le parti lui-même, et le faire au moins autant en profondeur qu'au temps du passage du communisme de guerre à la Nep.
Il ne reste pourtant en ce moment dans le pays pas un seul organe par lequel on puisse juger des sentiments des différentes couches du prolétariat ou le rapport général des forces de classe. Les statistiques du plan à long terme, les chiffres de contrôle, etc. ne peuvent pas le moins du monde servir de substitut à cela.
Même si nous supposions que le bureau politique reflète l'appareil dans son ensemble, pourrions-nous douter même une minute qu'à la première poussée sérieuse de la masse thermidorienne élémentaire, non seulement Boukharine, et Rykov, mais même, avant eux, Kalinine, Vorochilov et Rudzutak[1], se débarrasseraient des staliniens si les staliniens tentaient de se dresser contre cette masse élémentaire et non contre son reflet dans l'appareil. Derrière Kalinine et les autres, il y a les Bessedovsky et semi-Bessedovsky. Quel est leur pourcentage dans l'appareil ?
Quelle est l'attitude de la classe ouvrière vis-à-vis des résultats réels de la politique du gouvernement ? Les masses ont-elles éprouvé une amélioration de leurs conditions d'existence ? Quelle est la proportion des mécontents par rapport à ceux qui sont satisfaits ? Quelle est la proportion de ceux qui sont vaguement et élémentairement mécontents par rapport à ceux qui sont consciemment hostiles ?
Quelles sont les proportions dans les différentes couches de la campagne ? Quel est le poids réel des paysans pauvres ? Quelle partie de la paysannerie moyenne est prête à se ranger du côté des pauvres en cas de révolte koulak ouverte (qui ne pourrait bien entendu que se refléter dans l'armée) ?
Des représailles ont été portées contre la droite par des méthodes qui n'ont fait que resserrer le noeud autour de la nuque du parti et des syndicats. Ce fait, avec toutes ses conséquences, contrebalance largement les traits positifs de la rupture stridente, théâtrale, spectaculaire mais superficielle avec l'aile droite.
Le parti continue à être tenu artificiellement dans un état d'anarchie idéologique et organisationnelle sur lequel s'élève l'appareil, dont un large pourcentage aussi qui est dévoré par les mêmes conditions anarchiques.
En 1923, quand l'Opposition a demandé l'élaboration d'un plan quinquennal initial sous forme de projet brut, on nous a accusés sans fondement de faire de la planification un fétiche. Maintenant qu'on en est finalement venu à l'élaboration d'un plan quinquennal, ces gens-là en font eux-mêmes un fétiche au-dessus des véritables rapports de classe et des attitudes des différentes couches de prolétariat.
L'accomplissement du plan quinquennal est une tâche politique, dans laquelle des concessions aux classes ennemies, pour des raisons de manoeuvre, sont possibles et inévitables tout au long, et cette tâche présuppose donc la présence de l'instrument fondamental de la politique prolétarienne, le parti.
Politiquement, il faut chercher un nouveau point de départ pour le plan quinquennal. Son point de départ actuel, mécontentement et incertitude générales, est dénué de toute valeur. Il faut situer la lutte contre le koulak dans le cadre d'un système économique soigneusement pensé et pas dans celui de la violence bureaucratique toute nue. Mais, pour y parvenir, il faut faire le compte de ses propres forces, aussi bien que de toutes les forces sociales, non de façon a priori, non de façon statistique, mais au moyen d'organisations vivantes, au moyen de la démocratie prolétarienne.
Dans ces circonstances, les mots d'ordre "démocratie du parti et démocratie ouvrière" (dans les syndicats et les soviets) et "unions de paysans pauvres à la campagne" sont les conditions premières de tout succès.
A moins d'une crise du parti particulièrement grave qui serait vraisemblablement le résultat de la poussée souterraine des forces thermidoriennes, une transition vers une nouvelle étape n'est malheureusement plus imaginable. Une nouvelle étape ne pourrait être qu'une étape de renaissance ou l'étape de Thermidor. Une crise du parti s'accompagnerait d'une nouvelle cristallisation du parti bolchevik hors du chaos idéologique d'étouffement par l'appareil actuel. L'effondrement accéléré de l'appareil est provoqué non seulement et non pas tant par la peur de l'Opposition de gauche que par la peur du chaos dans le parti lui-même.
Les choses étant ce qu'elles sont, plus vite la crise éclate dans le parti et mieux ce sera pour la révolution.
Dans la mesure où les capitulards, à travers leurs déclarations mensongères, soutiennent consciemment l'autorité de l'appareil et la domination de la bureaucratie s'élevant au-dessus et sur le chaos du parti désorganisé, ils aident à l'accumulation de matériaux explosifs sous le couvercle, bien vissé, de l'appareil. Cela signifie que la crise du parti, au lieu de précéder la crise imminente de la révolution, pourrait éclater en même temps qu'elle, le parti coupé au milieu et ses chances réduites au minimum.
La crise du parti sera avant tout la crise du centrisme. Quelles lignes suivra la cristallisation du chaos actuel ? Tout, sauf la ligne centriste. Dans l'ensemble de ses manifestations chaotiques, cette crise sera dirigée contre le régime stalinien, l'appareil stalinien, les apparatchiks staliniens. La responsabilité sera rejetée sur leurs têtes, non seulement pour leurs fautes réelles et leurs crimes, mais aussi pour les difficultés objectives et les contradictions. Il faut se souvenir que les représailles d'abord contre l'Opposition de gauche, puis contre celle de droite, ont provoqué un certain mécontentement dans le parti. Mais maintenant, l'appareil centriste est à nu devant les masses qui gardent leurs pensées pour elles, devant les problèmes non réglés, les contradictions grandissantes, et les conséquences accumulées de ses propres fautes.
Nous avons déclaré que nous voulions aider le parti, de l'intérieur, à réaliser une inspection et un nettoyage de ses rangs. L'appareil centriste a rejeté une fois de plus cette proposition. Pouvons-nous, dans ces conditions, nous abstenir d'un travail fractionnel ? Nullement. Nous engageons-nous dans la voie du second parti ? Non, comme avant, nous construisons et renforçons la base idéologique pour le noyau prolétarien du parti qui sera obligé, sous les coups de l'ennemi, d'émerger de son état actuel de désorganisation d'asphyxie et de passivité et d'occuper des positions de combat. A l'heure du danger, nous et le noyau prolétarien du parti sommes sûrs de nous rencontrer sur la ligne de la défense de la dictature prolétarienne. C'est précisément pour cet objectif que nous resserrons les rangs de l'Opposition de gauche et renforçons notre fraction en Union soviétique et sur le plan international.
Il faut le dire clairement, ouvertement, et sans affaiblir les mots.
- ↑ Mikhail I. Kalinine (1875-1946), un Vieux-Bolchevik, était président de l'exécutif des soviets, c'est-à-dire chef de l'Etat.
Klementi E. Vorochilov (1881-1969), vieux-bolchevik, lié à Staline pendant la guerre civile, était commissaire à la Guerre.
Jan E. Rudzutak (1887-1938) avait pris la place de Zinoviev au bureau politique.