Lettre à Wilhelm Graeber, 13 novembre 1839

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[Brême, les 13 et 20 novembre 1839].

Le 13 novembre 1839.

Mon très cher Guilielmo,

Pourquoi n'écris-tu pas ? Vous êtes tous une bande de paresseux et de fainéants. Mais moi, je suis différent de vous ! Non seulement je vous écris plus que vous ne le méritez, non seulement j'acquiers une extraordinaire connaissance de toutes les littératures du monde, mais j'édifie dans le secret, sous forme de nouvelles et de poésies, un monument à ma gloire ; à condition que l'haleine de la censure ne ternisse pas l'éclat de son acier et ne le transforme pas en un horrible objet rouillé, ce monument rayonnera de tout l'éclat de sa jeunesse dans tous les pays allemands, excepté l'Autriche ! Dans ma poitrine, je sens une grande fermentation et un ardent bouillonnement, ma tête de temps en temps obscurcie par les vapeurs de l'alcool est un brasier comme il y en a peu. Je cherche ardemment la grande idée qui aidera ces ferments à se décanter et transformera la braise en flamme claire. Un sujet grandiose, en comparaison duquel tous ceux que j'ai traités jusqu'à maintenant ne sont qu'enfantillages, se fait jour dans mon esprit. Je voudrais, dans quelque chose qui tiendrait à la fois de la nouvelle et du conte ou quelque œuvre semblable, montrer en quoi au moyen âge on pressentait déjà le monde moderne, je veux réveiller les esprits qui, enterrés sous les dalles des églises ou sous celles des cachots, tapaient contre la dure croûte terrestre pour qu'on les délivre. Je veux au moins essayer de mener à bien une parti de la tâche que s'était fixée Gutzkow : le vrai « second Faust », celui où Faust ne serait plus égoïste, mais se sacrifierait à l'humanité, n'a pas encore été écrit. Ici Faust, là le Juif errant et le Chasseur sauvage, trois types qui incarnent et annoncent la liberté de l'esprit, trois types qu'on pourrait aisément mettre en rapport avec la personne de Jean Huss. Quel arrière-plan poétique m'est donné là pour faire évoluer ces trois génies ! J'y inclurai ce « Chasseur sauvage » dont j'avais eu l'idée et que j'avais commencé à mettre en vers. Ces trois types (ça alors, nous sommes le 14 novembre ! et je n'ai pas encore de lettre, pourquoi donc ?) je les traiterai sur un mode particulier ; je me promets tout particulièrement de faire mon effet par ma façon de concevoir Ahasver et le Chasseur sauvage. Il me serai aisé, pour rendre les choses plus poétiques et les détails plus significatifs, d'y mêler des éléments empruntés à d'autres légendes allemandes — mais on verra bien. Tandis que la nouvelle qui m'occuper actuellement est plutôt un simple exercice de style et de peinture de caractères, c'est sur ce projet que je fonde à vrai dire mes espoirs de célébrité.


Le 15 novembre.

Pas de lettre aujourd'hui encore ? Que faire ? Que penser de vous ? Je ne comprends pas votre comportement. Le 20 novembre : si je n'ai rien de vous aujourd'hui, je vous châtre en pensée et vous ferai attendre comme vous le faites pour moi. Œil pour œil, dent pour dent. Mais vous autres, espèces d'hypocrites, vous dites : ni œil pour œil, ni dent pour dent, ni lettre pour lettre et vous me laissez choir avec votre maudite sophistique chrétienne. Non, un bon païen vaut mieux qu'un mauvais chrétien !

Voici qu'un jeune Juif a fait son apparition, il s'appelle Theodor Creizenach, écrit des poésies excellentes et des vers encore meilleurs. Il a écrit une comédie dans laquelle W. Menzel et consorts sont l'objet des persiflages les plus délicieux. Voilà que tout le monde accourt vert l'Ecole moderne pour édifier des maisons, des palais ou des chaumières sur les fondations des grandes idées du temps. Tout le reste tombe dans le trou, les chansonnettes sentimentales disparaissent sans qu'on les ait seulement écoutées et le cor de chasse aux accents tumultueux attend le chasseur qui vient l'emboucher et sonner l'hallali aux tyrans, mais dans les cimes souffle la tempête divine, et dans les bois la jeunesse allemande croise le fer et brandit des verres remplis à ras bord ; du haut des montagnes s'élèvent les flammes des châteaux en feu, les trônes vacillent, les autels tremblent et, au milieu de la tempête et des orages, le seigneur crie : « En avant ! en avant ! qui pourra nous résister ? »

A Berlin vit un jeune poète, Karl Grün, dont j'ai lu ces jours-ci un livre qui a pour titre Ein Buch der Wanderungen et qui est très bon. Mais il doit avoir déjà 27 ans et devrait donc mieux écrire. Il a parfois des idées très justes, mais recourt souvent à d'horribles clichés hégéliens. Que veut dire par exemple : « Sophocle représente la haute moralité de la Grèce, dont les explosions titanesques se sont brisées contre le mur de l'absolue nécessité. C'est dans Shakespeare qu'est apparu le concept de caractère absolu. »

Avant-hier grande beuverie à l'auberge : nous avons bu deux bouteilles de bière et deux bouteilles et demie de vin de Rüdesheim qui portait le millésime de 1794. J'étais en compagnie de mon éditeur in spe et de divers philistins. Voici un exemple de discussion avec l'un de ces bourgeois philistins à propos de la Constitution de Brême :

[Nous soussigné Friedrich Engels

Poète suprême de la taverne de l'Hôtel de Ville de Brême et

Buveur d'élite

faisons connaitre aux anciens, aux présents, aux absents et à tous ceux qui viendront,

que vous êtes tous des ânes, des créatures pourries qui croupissez dans le dégoût de votre propre existence, des canailles qui ne m'écrivez pas, etc...

Fait sur un tabouret du comptoir

alors que nous n'avions pas la gueule de bois

Friedrich Engels.]

Moi : A Brême, l'opposition au gouvernement n'est pas une vraie opposition, puisque c'est l'aristocratie de l'argent, les gens d'âge, qui s'opposent à l'aristocratie de classe, au Sénat.

Lui : Comment peut-on affirmer une pareille chose ?

Moi : Pourquoi pas ?

Lui : Prouvez-donc ce que vous avancez !

Voilà ce qu'ici on appelle une discussion ! O philistins, allez donc apprendre le grec, vous reviendrez ensuite. Celui qui sait le grec sait aussi discuter comme il faut. Mais des gens de la sorte j'en tue six d'un coup au cours d'une joute oratoire, alors que je suis à moitié ivre et eux complètement à jeun. Ils sont incapables de développer trois secondes de suite une idée cohérente, ils sautent du coq à l'âne ; il suffit de les laisser parler une demie-heure puis de leur poser quelques questions apparemment anodines pour qu'ils se contredisent splendidamente. Ce sont des gens effroyablement compassés, ces philistins : je commence à chanter, ils décident à l'unanimité contre moi de manger d'abord et de chanter ensuite seulement. Là-dessus ils se sont mis à manger des huîtres ; quant à moi, de colère, je fumai pipe sur pipe, bus et hurlai sans me soucier d'eux, jusqu'au moment où j'ai sombré dans un bienheureux sommeil. Me voilà expéditeur en gros de livres défendus vers la Prusse : quatre exemplaires du Franzosenfresser de Börne, six exemplaires de ses Lettres de Paris, cinq exemplaires de La Prusse et le prussianisme de Venedey, livre très strictement interdit, sont prêts à être envoyés à Barmen. Je n'avais pas encore lu les deux derniers tomes des Lettres de Paris, ils sont magnifiques. Le roi Otto de Grèce en prend pour son grade ; ainsi, on lit à un endroit : « Si j'étais le Bon Dieu, je me permettrais une bonne farce : je ressusciterais en une nuit tous les grands hommes de la Grèce. » Puis suit une très belle description de ces Grecs parcourant Athènes : Périclès, Aristote, etc. Puis il écrit : « Le roi Otto est arrivé, tout le monde se met en route, Diogène mouche la flamme de sa lanterne et tous se dirigent à la hâte vers le Pirée. » Le roi Otto débarque et fait le discours suivant : « Hellènes, levez vos têtes. Le ciel a pris les couleurs nationales de la Bavière. (Ce discours est vraiment trop beau, il faut que je te le recopie en entier). Car la Grèce appartenait dans des temps reculés à la Bavière. Les Pélagiens habitaient l'Odenwald et Inachos était originaire de Landshut. Je suis venu faire votre bonheur. Vos démagogues fauteurs de désordre et vos journalistes ont précipité votre beau pays vers sa perte. Cette funeste liberté de presse a semé partout le chaos. Regardez donc l'aspect de vos oliviers. Il y a longtemps que je serais venu à vous, mais il m'était difficile de le faire plus tôt, car il n'y a pas bien longtemps que je suis sur terre. Maintenant vous faites partie de la Confédération germanique ; mes ministres vous communiqueront mes décisions. Je saurai préserver les droits de ma couronne et faire petit à petit votre bonheur. Pour ce qui est de ma liste civile (traitement que perçoit le roi dans un Etat constitutionnel), vous me donnerez chaque année 6 millions de piastres et je vous autorise à payer mes dettes. » Voilà les Grecs bien embarrassés ; de sa lanterne, Diogène éclaire le visage du roi, quant à Hippocrate, il fait apporter six charrettes d'ellébore, etc., etc.

Tout ce poème ironique est un chef-d’œuvre de satire mordante, écrit dans un style divin. Si Börne te plaît moins qu'à moi, c'est que tu lis l'une de ses œuvres de jeunesse, qui est aussi l'un des plus faibles, ses descriptions de Paris. Les Feuillets dramaturgiques, ses critiques, ses aphorismes, ses Lettres de Paris et le magnifique Franzosenfresser sont d'un niveau bien supérieur. La description de la collection de tableaux est très monotone, tu as raison. Mais la grâce, la vigueur herculéenne, la profondeur d'âme et l'ironie destructrice du Franzosenfresser sont inégalables. J'espère que nous nous verrons à Pâques, ou peut-être cet automne à Barmen, alors je te donnerai une autre idée de Börne. Ce que tu m'écris du duel de Torstrick diffère de ce qu'il m'a raconté, mais il n'en reste pas moins que c'est lui qui en a eu le plus de désagréments. C'est un brave garçon, mais il ne connaît pas la mesure : tantôt ivre, tantôt quelque peu pédant.

Suite : Quelle erreur profonde que de croire que la littérature allemande se soit petit à petit endormie. Ne crois pas que puisque, tel l'autruche, tu te caches le visage pour ne pas la voir, elle ait cessé d'exister. Au contraire, elle se développe considérablement et tu t'en apercevrais nettement si tu y faisais plus attention et ne vivais plus en Prusse, où les œuvres de Gutzkow, etc., ne peuvent pénétrer qu'après avoir au préalable sollicité une autorisation qui n'est que rarement accordée. Tu as grand tort aussi de croire que je devrais revenir un jour au christianisme. Il me semble ridicule, primo de ne plus passer à tes yeux pour un chrétien, et secundo de te voir penser que quelqu'un qui, un jour, pour avoir raisonné, a rejeté les conceptions de l'orthodoxie, puisse se retrouver à son aise dans cette camisole de force. Cela serait possible pour un vrai rationaliste qui reconnaîtrait que son explication naturelle du miracle est insuffisante et superficielle sa quête de la morale, mais celui qui s'est voué aux mythes et aux idées de ne peut plus quitter ces hauteurs qu'inonde la clarté du soleil levant pour redescendre vers les vallées brumeuses de l'orthodoxie. Je suis en effet sur le point de devenir hégélien. Je ne sais pas encore si je le deviendrai vraiment, mais Strauss m'a éclairé Hegel d'un jour qui me rend sa doctrine tout à fait cohérente. Sa philosophie de l'histoire (je parle de celle de Hegel) est tout à fait conforme à ma manière de voir les choses. Essaye donc de te procurer les Critiques et caractéristiques de Strauss, les passages sur Schleiermacher et Daub sont merveilleux. Personne ne sait écrire avec autant de clarté et en éveillant autant l'intérêt que Str[auss]. Il n'est d'ailleurs pas infaillible : même si l'on découvrait que sa Vie de Jésus n'est qu'un ensemble de sophismes (car la thèse fondamentale qui rend cette œuvre si important, c'est la thèse selon laquelle le christianisme repose sur des mythes), cette découverte ne gâcherait en rien la thèse, car celle-ci est toujours applicable à l'Histoire biblique. Mais le fait d'avoir émis cette idée et de l'avoir en même temps développée d'une façon indéniablement parfaite, voilà qui ne peut que rehausser le mérite de Strauss. Un bon exégète pourrait bien lui reprocher ici une erreur, là une exagération (de même que Luther est attaquable sur des points de détail), cela ne lui nuit en rien. Si Tholuck a dit du bien de Str[auss], c'est là pur hasard, ou encore l'effet d'une réminiscence bien placée ; le savoir de Tholuck est trop éparpillé, de plus il est lui-même purement réceptif, pas du tout critique, ni à plus forte raison productif. Les bonnes idées qu'il a eues se compteraient sur les doigts de la main et on ne peut plus croire en la valeur scientifique de sa polémique, depuis qu'il nous a détrompés lui-même, il y a dix ans, lors de sa querelle avec Wegscheider et Gesenius. L'activité scientifique de Tholuck a tourné court, et voilà bien longtemps que son temps est révolu. Hengstenberg a au moins eu une idée originale bien qu'absurde : celle de la perspective prophétique. Je ne comprends pas pourquoi vous ne vous intéressez par à tout ce qui n'est pas Hengstenberg ou Neander. Je respecte Neander, mais il ne procède pas scientifiquement. Au lieu d'utiliser pleinement dans ses œuvres son intelligence et sa raison, même si cela devait le mettre en contradiction avec la Bible, là où il sent une menace de ce genre, il plante là la science et recourt à l'expérience ou au sentiment de la piété. Il est bien trop pieux et bien trop soucieux de sa quiétude pour s'engager dans une polémique avec Strauss. C'est précisément par ses épanchements de piété, si nombreux dans sa Vie de Jésus, qu'il émousse ses arguments, même ceux qui ont véritablement un caractère scientifique.

A propos, j'ai lu il y a quelques jours dans le journal que la philosophie de Hegel avait été interdite en Prusse : un décret ministériel ayant intimé à un professeur hégélien de l'université de Halle l'ordre de suspendre ses cours, quelques jeunes professeures de la même couleur (sans doute Ruge, etc.) ont été avertis qu'ils ne devaient pas compter sur une chaire. Dans ce même décret on aurait interdit définitivement la parution des Jahrbücher für Wissenschaftliche Kritik [Annales de critique scientifique] qui paraissent à Berlin. Je ne sais rien de plus. Un tel coup de force, même de la part du gouvernement prussien, est quasi incroyable, bien que Bôrne l'ait prophétisé il y a cinq ans déjà, bien que Hengstenberg soit le familier du Prince consort et Neander l'ennemi déclaré de l'Ecole hégélienne. Si vous entendez parler de cette affaire, écrivez-le moi. Je vais maintenant me plonger dans Hegel en buvant un verre de punch. Adios, j'attends pour très bientôt une lettre de toi.

Friedrich Engels.