Lettre à Vardine, 30 mai 1928

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Camarade Vardine,

Je vous renvoie la lettre que vous avez adressée le 13 avril à Sarkis. A plusieurs reprises et une fois encore je me suis demandé si j'avais eu raison de vous attaquer dans ma lettre précédente qui vous a été transmise par Vaganian. Oui, j'avais tout à fait raison. Mais d'abord, pourquoi avez‑vous fait autant de remue‑ménage autour d'un "cadavre de noyé" ? Que de cérémonies pour l'enterrer au lieu de traîner tout simplement la charogne au dépotoir ! Combien d'arguments de première force n'avez‑vous pas employé contre Sarkis ? Et pourquoi ? Pour vous engager ensuite vous‑même dans la même voie.

Opportunistes et centristes hurlent de façon que le monde entier les entende : "Le trotskysme, voilà l'ennemi !". Depuis 1923, dans ce chœur peu respecta­ble, vous avez hurlé avec les autres sous la baguette des chefs d'orchestre Staline et Zinoviev. Après le XIV° congrès vous avez pourtant cessé de crier au trotskysme et, par la bouche de Zinoviev, vous avez déclaré vous repentir, non sans quelque confusion et vous avez reconnu que, dans la lutte de 1923, c'était Trotsky qui avait raison et pas vous autres, les acolytes de Staline. En élaborant la plate-forme, ce do­cument d'une importance internationale et historique qui a sauvé le drapeau du bolchevisme, aucun d'entre vous n'a essayé de parler du "trotskysme historique" comme d'un danger. Puis on a rédigé des contre‑thèses pour le XV° congrès. Là‑dedans non plus, rien sur les "tergiversations de l'ancien trotskysme". Après cela, jusqu'au congrès lui-même, les bulletins de l'Opposition sont sortis avec votre collaboration, vous et nous. Et toujours pas un mot sur les tergiversations de l'ancien trotskysme.

C'est seulement quand vous vous êtes retrouvé en Sibérie, au milieu des condamnés en vertu de l'article 58[1], cet article qui est appliqué aux gardes blancs de Chakhty, c'est seulement alors qu'avec Safarov vous vous êtes rappelé qu'il existait un danger d'"ancien trotskysme", qu'il existait une thèse de Trotsky sur Thermidor et qu'avec tout ça on peut trouver son bénéfice du côté de Staline. Vous aviez raison d'écrire à Sarkis qu'il ne l'emporterait pas au paradis s'il déclarait à Staline et à Mikoyan qu'ils avaient fait faillite. C'est pourquoi Sarkis a tout bonnement écrit que c'était lui, Sarkis, qui avait fait faillite, et qu'il demandait pardon pour ses péchés. Cet aventurier a jeté aux cabinets toute sa correspondance avec son prochain, rédigée pour le salut de son âme. Il a prétendu que l'Opposition l'avait emporté du point de vue politique mais qu'elle avait été détruite sur celui de l'organisation : c'était là un tour de prestidigitation bien digne d'un élève de l'école politique de Zînoviev. Sarkis n'a joué de son instrument que pour pouvoir présenter sur un plateau à Staline non seulement sa propre déclaration, mais celle de tout un groupe. Car les déclaration de groupes sont cotées sur le marché beaucoup plus haut que des confessions individuelles et des apostasies de renégats.

Mais vous révélez à présent que vous êtes, vous aussi, un disciple de Zinoviev. Vous pressentez, vous aussi qu'en venant parler à Staline de sa faillite, vous n'obtiendrez pas le résultat escompté. Vous voulez venir à lui en rampant sur le ventre, c'est un besoin qui vous tenaille. C'est de là que viennent vos propos sur l'"ancien trotskysme" que vous prenez pour cible. Plus simplement, vous ne vous proposez pas seulement comme ancien acolyte du trotskysme (une fonction que vous avez remplie jusqu'au XIV° congrès) sous la houlette de SlepkovMartynovRafes et Cie. Ce temps passé au service d'autrui est bien révolu. Il vous faut maintenant un poste de garde‑chiourme devant les cellules des trotskystes, auteurs de la plate-forme et des contre‑thèses. Essayez de démontrer qu'il existe des raisons de nous maintenir en prison après le XV° congrès. Essayez de justifier l'application de l'article 58. Voilà ce qu'on peut vous proposer pour vos examens de partisan repenti de l'"opposition trotskyste".

On voit à certains passages des lettres de Sarkis qu'il a descendu, non d'un seul coup, mais assez doucement, sur ses parties molles, le chemin d'une philosophie qui "s'adapte à la lâcheté". Les lettres que vous lui avez adressées semblaient indiquer que vous étiez hostile à cette philosophie. Vous aviez raison : avec une telle philosophie, on peut chercher un emploi, ou plutôt une place, mais pas un travail de révolutionnaire.

Mais, en toute conscience, la déclaration que vous avez faite avec Safarov, affirmant que vous êtes disposé à extirper le trotskysme (tout en essayant de conserver une apparence d'innocence) est plus répugnante encore. Voilà qui fera rire Slepkov. Vraiment, cela valait bien la peine de passer de la Vozdvijenka à la Staraïa Polchtad en encourant les risques de l'article 58. Les poules elles-mêmes pourraient en rires

La valeur de cela en politique, vous la comprenez vous‑même. D'un point de vue purement humain, c'est odieux. J'ai prié Vaganian de vous conter un détail rituel des funérailles juives. Au moment de sortir le mort de la synagogue pour l'emporter au cimetière, un bedeau se penche sur le défunt et lui dit "Un tel, souviens‑toi que tu es mort !" C'est une excellente coutume.

  1. L’article 58 du code pénal soviétique était celui qui permettait la répression des activités « contre-révolutionnaires ».