Lettre à Raymond Molinier, 18 novembre 1931

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Kadiköy, le 18 novembre 1931

Cher camarade Ray,

Votre lettre à Lj, où vous parlez de la démission immédiate, m'a forcé de vous envoyer le télégramme, déjà reçu par vous, sans doute.

1º Les accusations des camarades espagnols sont absolument injustes, et ils pourraient aussi bien m'accuser, moi-même parce que je vous ai encouragé dans la question de l'hebdomadaire, en espérant y aider efficacement. Malheureusement mes prévisions ne se sont pas réalisées. L'aide est ajournée. C'est un accident qui ne peut pas survenir à un journal capitaliste solide, mais qui est tout-à-fait normal dans la vie d'un pauvre journal révolutionnaire. Le Bulletin Russe, par exemple, ne paraît pas depuis deux mois et demi, à cause de la crise financière. Quel malheur est-il survenu à Barcelone ? On a édité trois numéros de l'hebdomadaire. C'est déjà un succès. Après l'interruption, on en fera d'autres. Là-dessus, j'ai fait déjà écrire Lj à Lacroix, demain j'écrirai à Nin avec copie à Lacroix.

2º Sur la Révolution Permanente, ne vous faites pas de bile. On peut bien ajourner la parution du livre de quelques semaines. La seule condition c'est que Parijanine ne fasse pas de notes du traducteur. Mais c'est une condition ultimative. J'ai reçu un chapitre du second volume de l'Histoire, il contient des annotations absolument superflues qui transforment le livre en un petit Larousse. Bien plus, il change le texte en introduisant après la date du calendrier grégorien la date du calendrier julien. Or, dans la préface au premier volume j'explique pourquoi je ne fais pas précisément cela que Parijanine fait contre ma volonté. La traduction même, qui n'est pas mauvaise, présente plutôt une "amélioration" qu'une traduction. Ce vieux maître d'école traite mon manuscrit comme celui d'un écolier qu'il doit corriger. Or s'il fait la moindre note, ou un changement du texte dans le sens sus-indiqué, je ne donnerai pas le bon à tirer. Vous pouvez le lui dire, amicalement, sévèrement, mais de ma part, c'est un ultimatum catégorique.

Je regrette beaucoup de vous encombrer avec Parijanine et autres choses, assez secondaires, ce qui m'inquiète sérieusement c'est votre situation dans la Ligue, et dans la Commission Exécutive. Vous savez que j'apprécie hautement la force motrice que vous représentez. Vous avez tout à fait raison en écrivant à Lj que nous avons accumulé, surtout en France, des éléments qui sont "l'Opposition pour l'Opposition", comme il y a l'art pour l'art. Il m'est bien difficile de juger d'ici quelles sont les raisons pour lesquelles vous vous occupiez toujours de ces questions intestines, sans perspective ni issue, au lieu de leur tourner le dos et de consacrer vos forces, comme les forces d'autres éléments, vraiment dévoués, à gagner des éléments frais et à les éduquer.

Mais le fait existe : la Ligue n'avance pas. Vous portez la grande partie du travail sur vos épaules et vous êtes traqués par les éléments qui ne font pas grand chose. J'ai proposé déjà quelques fois, et je suis prêt à le faire ouvertement, catégoriquement, d'introduire dans les statuts de la Ligue une règle suivante à peu près : chaque membre de la Ligue qui pendant un mois n'a pas fait un travail tout à fait positif, par exemple n'a pas vendu quatre fois "La Vérité" à la criée, n'a pas gagné quelques abonnements, n'a pas amené de nouveaux ouvriers aux réunions de la Ligue, n'a pas gagné de nouveaux membres, etc. est exclu automatiquement. Je crois qu'on pourra se débarrasser par ce procédé des indésirables et assainir l'atmosphère.

En tant que je sais, vous avez l'intention de vous consacrer pour un certain temps plus des affaires et moins de la politique. Si c'est pour des raisons personnelles, je n'en dis rien. Si c'est pour subventionner " La Vérité ", en s'écartant de sa direction - non, ce n'est pas raisonnable. Dans ce cas-ci, vraiment, il vaudrait mieux pour vous de venir ici pour quelques temps, en laissant les autres se débrouiller eux-mêmes. S'ils sont vraiment capables de faire quelque chose, nous les soutiendrons, dans le cas contraire il faut se débarrasser des éléments stériles et recommencer par un étage moins " élevé ".

Quand on est persécuté par l'ennemi sans cesse, la règle militaire dit qu'il faut, par un effort suprême, coûte que coûte, se détacher de lui pour reprendre haleine. C'est un peu votre cas. Deux mois de repos vous sont absolument nécessaires, du pont de vue politique comme du point de vue des nerfs. En même temps cela vous donnera la possibilité de juger plus objectivement, " Qu'est-ce que la Ligue ? "

Voilà comment j'envisage la situation.