Lettre à Pierre Naville, 15 octobre 1929

---

Ajouter une sous-page à ce texte

Lisez l’aide pour comprendre l’utilisation.

 

Prinkipo, le 15 octobre 1929

Cher camarade Naville,

(…) 2) Vous dites que je devrais compléter mon tableau d'Urbahns par un examen de sa politique allemande, mais ma brochure est consacrée à une certaine question, que le titre indique. D'ailleurs je promets dans la brochure elle-même de revenir sur les questions allemandes. Dans la brochure j'indique la critérium le plus important pour la politique intérieure : parti ou fraction ? Vous parlez d'une fraction " indépendante ". Quand la fraction est en dehors du parti et composée d'exclus du parti, elle est par ces faits mêmes tout à fait indépendante, même de trop - ça veut dire qu'elle est entièrement coupée du parti, n'a pas de relations avec le parti, ne sait pas ce qui se passe dans le parti, et c'est pourquoi elle est incapable de trouver des arguments et des critiques qui puissent toucher le noyau prolétarien du parti. Il en est d'ailleurs de même pour les groupements français, mises à part les prétentions de jouer le rôle d'un second parti. Le mot d'ordre pour le Léninbund comme pour La Vérité, par exemple, n'est pas : Eloignez-vous du parti mais au contraire : Rapprochez-vous du parti. Pour le Leninbund ça veut dire en premier lieu : Finissez-en avec la bêtise des candidatures parallèles, soutenez les candidats du parti, mais en menant une campagne tout à fait indépendante, catégorique et même implacable.

(...) 4) La minorité syndicale pue le réformisme à plein nez. Il n'y a là-dessus aucun doute, surtout après le dernier numéro de La Révolution prolétarienne. La réfutation de la droite est la condition préalable à toute action contre les centristes gauchisants. Vous dites : " Il s'agit de "démolir" la direction actuelle de la CGTU, c'est-à-dire en fin de compte, celle du parti. " Même si l'on accepte cette formule on ne peut pas " démolir " cette direction par une coalition avec Chambelland ou même en ménageant Chambelland (ce qui est aussi une forme de bloc), comme on ne peut pas en Allemagne " démolir " la direction Thälmann par un bloc avec Brandler. Pour pouvoir approcher les ouvriers communistes qui n'ont pas perdu leur confiance dans la direction de Thälmann, surtout grâce à son tournant gauche, il faut surtout leur démontrer que nous sommes beaucoup plus profondément hostiles qu'eux à la déviation droite. Même chose pour la situation en France, surtout dans les syndicats. Et d'ailleurs que peut signifier " démolir " la direction ? Pas autre chose que gagner la confiance des ouvriers communistes, des ouvriers syndiqués, pour une autre politique et pour une autre direction. Et pour cela il faut tout d'abord que les ouvriers communistes et les ouvriers syndiqués sachent qu'il y a un abîme entre notre position et celle de Chambelland, et celle de Schumacher, plus profond que celui qui les sépare de celle de Monmousseau. Sans cela, si " l'emprise de l'appareil actuel du parti sur les syndicats cessera ", la CGTU rejoindra les Lafayettistes sous le drapeau du parti socialiste. C'est à cette question que sont consacrées des thèses syndicales que je viens d'écrire et que j'ai envoyées à Rosmer.

5) Quant à La Vérité, je crois que la première chose à faire, c'est de créer autour d'elle un groupement d'ouvriers, surtout, conscients et dévoués qui représenterait un certain contrôle de la masse sur la rédaction. Sans cela il y a aura trop de forces centrifuges. L'organisation de la rédaction n'est possible que sur une base pareille. Ne pourrait-on pas commencer par un club assez largement ouvert pour le transformer par une sélection inévitable en une organisation disciplinée ?

6) Vous insistez beaucoup sur la nécessité d'avoir en Allemagne une plate-forme allemande et vous trouvez que l'accord ou le désaccord avec l'opposition russe " ne peut pas être un critère ". Je m'étonne un peu de ce malentendu. Dans ma lettre à La Lutte de Classes, comme dans la déclaration de La Vérité, cette idée que l'opposition doit être enracinée dans son sol national est exprimée assez clairement et d'un commun accord. Mais avec le Léninbund, cette fois-ci, il s'agit de tout autre chose : il s'agit d'un désaccord entre lui et l'opposition russe sur les questions les plus fondamentales. Il s'agissait dans ce cas de la défense de l'URSS qui engage " pratiquement " l'opposition russe de la manière la plus immédiate. Or, il y a dans le Léninbund une opposition qui se déclare sur ces questions d'accord avec l'opposition russe. Ce n'est pas un " criterium ", mais un fait politique.

Vous avez tout à fait raison de dire que les différentes oppositions doivent se délimiter sur le terrain de lutte immédiate. Je n'attends que cela, je l'attends même avec impatience. C'est dans ce but que nous avons créé La Vérité d'un commun accord. Mais ça n'entame pas le fait qu'il y a des questions internationales, non seulement russes, sur lesquelles l'opposition russe s'est prononcée dans une plate-forme exacte et dans d'autres documents. C'est pourquoi des camarades et mêmes des groupements internationaux déclarent couramment sur ces questions : je suis d'accord ou en désaccord avec l'opposition russe. Ce n'est pas un " criterium ", même pas une appréciation, mais une constatation. Le malheur d'Urbahns, par exemple, c'est qu'il fait de l'indépendance nationale de l'opposition, qui ne peut être que le résultat naturel de l'action sérieuse sur le sol national, un but en soi, et même un rite. Je lui ai indiqué que par cela même il ne fait au contraire que démontrer sa dépendance, quoique d'une manière négative.

7) La déclaration de Rakovsky est un certain compromis qui visait encore une partie des candidats capitulards. Une cinquantaine de camarades parmi les déportés n'ont pas voulu signer la déclaration à cause de cela. A côté de la déclaration il y a une grande lettre explicative de Rakovsky et autres qui est beaucoup plus précise et intéressante. Nous en donnerons des extraits pour La Vérité.

8) Comme ajouté au paragraphe 2), le plus grand danger est de sous-estimer l'influence du parti, non seulement en Allemagne mais aussi en France. Il ne faut pas oublier que nous nous réjouissons d'un tirage de 2, 3 ou 4 000 tandis que L'Humanité en a gagné 5 000 à Paris pendant la dernière semaine, et la souscription en sa faveur est une démonstration extrêmement importante. Et puis on ne peut pas dire que rien ne soit changé dans le parti : la tendance centriste droite est remplacée par la tendance centriste gauche et extrême gauche. Cette dernière politique peut être aussi néfaste que la précédente, mais elle est capable de développer une plus grande force d'attraction sur les ouvriers, surtout sur la jeunesse. Il est d'autant plus nécessaire par conséquent de se rapprocher du Parti pour mieux combattre la nouvelle politique de sa direction.

Fraternellement

L. Trotski