Lettre à Pierre Monatte, 13 juillet 1921

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Mon cher ami,

Je saisis l'occasion de vous saluer bien amicalement et de vous faire part, en ce qui concerne la situation du syndicalisme français, de quelques opinions personnelles qui s'accordent, je l'espère, pleinement avec la ligne de conduite de la III° Internationale.

Je ne vous cacherai pas la joie que nous éprouvons en présence des succès du syndicalisme révolutionnaire, s'accompagnant d'une profonde inquiétude à l'égard du développement ultérieur des idées et des relations dans le mouvement ouvrier français. Les syndicalistes révolutionnaires de toutes les tendances forment encore aujourd'hui une opposition et se groupent et s'unissent précisément à cause de leur situation d'opposition. Demain, au moment où vous serez les maîtres de la C.G.T. — car nous ne doutons pas que le jour soit proche — vous vous trouverez en présence des questions essentielles de la lutte révolutionnaire ? Et c'est ici qu'une inquiétude sérieuse est permise. La charte d'Amiens constitue la pratique officielle du syndicalisme révolutionnaire[1].

Pour formuler te plus nettement possible ma pensée, je dirai qu'invoquer la charte d'Amiens, ce n'est pas résoudre, c'est éluder la question. Il est évident pour tout communiste conscient que le syndicalisme français d'avant-guerre était une tendance révolutionnaire très importante et très profonde. La charte a été pour le mouvement prolétarien de classe un document très précieux, mais la valeur de ce document est historiquement limitée. Depuis, il y a eu la guerre, la Russie des Soviets s'est fondée, une immense vague révolutionnaire a passé sur toute l'Europe, la III° Internationale a grandi et s'est développée, les anciens syndicalistes et les anciens social-démocrates se sont divisés en trois tendances hostiles. De nouvelles questions immenses se sont posées devant nous... La charte d'Amiens ne contient pas de réponse. Quand je lis la Vie Ouvrière, je n'y trouve pas plus de réponse aux questions fondamentales de la lutte révolutionnaire. Est-il possible qu'en 1921 nous ayons à retourner aux positions de 1906 et à «reconstruire» le syndicalisme d'avant-guerre... Cette position est amorphe, elle est conservatrice, elle risque de devenir réactionnaire.

Comment vous représentez-vous la direction du mouvement syndicaliste dès l'instant où vous aurez la majorité à la C.G.T. ? Les syndicats englobent des communistes affiliés au parti, des syndicalistes révolutionnaires, des anarchistes, des socialistes et de grandes masses de sans-parti. Naturellement, toute question d'action révolutionnaire doit être examinée par l'ensemble de l'appareil syndical qui englobe des centaines de milliers et de millions d'ouvriers. Mais qui dressera le bilan de l'expérience révolutionnaire, qui en fera l'analyse, qui en tirera la conclusion nécessaire, qui en formulera les propositions, devenant les mots d'ordre, les méthodes de combat, et qui les appliquera dans les larges masses ? En un mot, qui dirigera le mouvement ? Pensez-vous accomplir cette tâche en qualité de groupe de la Vie ouvrière? En ce cas, on peut dire avec certitude que d'autres se formeront à côté de vous qui, au nom du syndicalisme révolutionnaire, contesteront votre droit de diriger le mouvement. Et enfin, quelle attitude aurez-vous à l'égard des nombreux communistes syndiqués ? Quels seront les rapports entre eux et votre groupement ? Il peut se faire que des communistes affiliés au parti soient en majorité à la tête d'un syndicat et que des syndicalistes révolutionnaires non affiliés au parti soient à la tête d'un autre. Les propositions et les mots d'ordre du groupe de la Vie ouvrière peuvent ne pas s'accorder avec les propositions et les mots d'ordre de l'organisation communiste. Ce danger est très réel, il peut devenir fatal et nous ramener, quelques mois après notre victoire, à un nouveau règne des Jouhaux, des Dumoulin et des Merrheim.

Je connais bien l'aversion des milieux ouvriers français passés par l'école du syndicalisme anarchiste à l'égard du «parti» et de la «politique». Je conviens volontiers qu'on ne peut heurter brusquement cet état d'esprit, que le passé suffit parfaitement à expliquer, mais qui est pour l'avenir extrêmement dangereux. En cette matière, je peux très bien admettre la transition graduelle de l'ancienne séparation à la fusion totale des syndicalistes révolutionnaires et des communistes en un seul parti, mais il faut nettement et fermement nous donner ce but. S'il y a encore dans le parti des tendances centristes, il y en a aussi dans l'opposition syndicale. L'épuration ultérieure des idées est nécessaire ici et là. Il ne s'agit pas de subordonner les syndicats au parti, mais d'unir les communistes révolutionnaires et les syndicalistes révolutionnaires dans les cadres d'un seul parti; il s'agit d'un travail concerté, centralisé, de tous les membres de ce parti unifié, au sein des syndicats demeurés autonomes, une organisation indépendante du parti. Il s'agit pour l'avant-garde véritable du prolétariat français de former un tout cohérent en vue d'accomplir sa tâche historique essentielle : la conquête du pouvoir, et de poursuivre sous ce drapeau son action dans les syndicats, organisation fondamentale, décisive, de la classe ouvrière dans son ensemble.

Il y a une certaine difficulté psychologique à franchir le seuil d'un parti après une longue action révolutionnaire en dehors d'un parti, mais c'est reculer devant la forme au plus grand dommage de la chose. Car, je l'affirme, tout votre travail antérieur n'a été qu'une préparation à la fondation du parti communiste, à la révolution prolétarienne. Le syndicalisme révolutionnaire d'avant-guerre était l'embryon du parti communiste. Retourner à l'embryon serait une monstrueuse régression. Au contraire, la participation active à la formation d'un parti communiste véritable suppose la continuation et le développement des meilleures traditions du syndicalisme français.

Chacun de nous a dû, au cours de ces années, renoncer à une partie vieillie de son passé, pour sauver, pour développer et assurer la victoire des éléments du passé qui supportaient l'épreuve des événements. Ces sortes de révolutions intérieures ne sont pas faciles, mais on n' acquiert qu a ce prix le droit de participer efficacement à la révolution ouvrière.

Cher ami, je crois que le moment présent décidera pour longtemps des destinées du syndicalisme français, du sort de la révolution française. Dans les décisions à prendre, un rôle important vous incombe. Vous porteriez un coup bien cruel au mouvement dont vous êtes l'un des meilleurs militants si, maintenant qu'il faut un choix définitif, vous tourniez le dos au parti communiste, mais je suis convaincu qu'il n'en sera pas ainsi.

Je vous serre bien cordialement la main et suis votre dévoué.

  1. La charte d'Amiens, adoptée par le congrès de la C. G. T. le 13 octobre1906, avait été la conclusion d'un débat sur les relations entre parti et syndicat. Elle précisait que les syndicats n'avaient pas «à se préoccuper des partis et des sectes qui, en dehors et à côté, peuvent poursuivre en toute liberté la transformation sociale». Elle était l'aboutissement et la traduction, sur le plan des principes et de l'organisation, de l'hostilité des syndicalistes révolutionnaires au parti socialiste, réformiste. Avec Monatte, d'autres syndicalistes révolutionnaires devaient se réclamer d'elle pour affirmer l'indépendance des syndicats à l'égard de tout parti, même révolutionnaire.