Lettre à Nikolaï Mouralov, 11 septembre 1928

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Sur Max Eastman

Cher Nikolai Ivanovitch,

J’ai reçu votre demande d’informations sur le camarade Max Eastman qui est de temps en temps utilisé comme un épouvantail par notre presse qui le dépeint presque comme un agent de la bourgeoisie qui lui vend les secrets d’État de l’U.R.S.S. C’est un mensonge abominable. Le camarade Max Eastman est un révolutionnaire américain du type de John Reed, un ami dévoué de la révolution d’Octobre. C’est un poète, un écrivain, un journaliste ; il est venu dans la république soviétique dans les premières années difficiles de son existence, a appris le russe ici et a été en contact étroit avec notre vie interne afin de défendre mieux et avec plus d’assurance la république soviétique devant les masses en Amérique.

En 1923, Max Eastman s’est rangé du côté de l’Opposition et l’a ouvertement défendue contre les accusations politiques et surtout contre les insinuations et calomnies. Je ne vais pas aborder ici la question des divergences théoriques qui séparent Eastman des marxistes. Mais Eastman est un révolutionnaire tout à fait irréprochable dont toute la conduite est une preuve de ses idéaux et de son honnêteté politique. A cet égard, il est plusieurs têtes au-dessus de bien des fonctionnaires qui sont en train de le traquer. Eastman pensait que l’Opposition ne luttait pas avec assez d’énergie et il a commencé à l’étranger une campagne, de sa propre décision et à ses risques et périls.

N’ayant pas accès à la presse communiste officielle et désirant à tout prix donner la plus large publicité possible au Testament de Lénine, Eastman l’a remis à un journal bourgeois américain. Chacun d’entre nous, aussi bien avant que pendant la période soviétique, a eu plus d’une fois l’occasion de recourir à des journaux bourgeois étrangers pour donner à quelque nouvelle la large diffusion qu’elle n’aurait pas eue autrement. Plus d’une fois, Lénine a utilisé ce type de publicité sous la forme d’interviews accordées à des journalistes étrangers. Il faut ajouter qu’en dehors d’une minorité absolument insignifiante, les travailleurs américains ne lisent que la presse bourgeoise. Le Testament de Lénine n’est pas un secret d’État ou du parti. Ce n’est pas un crime de le publier. Au contraire, c’est un crime de continuer à le cacher au parti et à la classe ouvrière. Aujourd’hui, les remarques mineures et circonstancielles que Lénine écrivait à son propre usage (par exemple des notes dans les marges de livres) sont imprimées par centaines, pourvu qu’elles puissent être utilisées même indirectement contre l’Opposition. Mais restent cachés des centaines d’articles, discours, lettres, télégrammes et notes de Lénine, s’ils tendent, directement ou indirectement à discréditer l’actuelle direction ou favoriser l’actuelle Opposition. Il est difficile d’imaginer une manipulation plus cynique et plus déloyale de l’héritage idéologique de Lénine. Si le Testament avait été publié à temps dans notre presse du parti, il aurait pu être librement réimprimé par n’importe quel journal bourgeois. Mais parce que la censure stalinienne avait mis l’interdit sur le Testament de Lénine, comme sur des centaines de ses autres écrits, Eastman s’est tourné vers la presse bourgeoise. Dans l’utilisation qu’il a faite d’un journal bourgeois en vue de la publicité, il n’y avait pas d’arrière-pensée. Même dans les pages d’un journal bourgeois, le Testament de Lénine demeure le Testament de Lénine.

Mais les calomniateurs disent qu’Eastman a « vendu » ce Testament. Oui, le journal bourgeois a payé ce matériel qu’il s’est procuré. Mais Eastman a-t-il gardé cette somme pour l’utiliser à des fins personnelles? Non. Il l’a donnée à la cause de l’Opposition française pour que ce même Testament de Lénine et d’autres documents honteusement cachés au parti et au prolétariat puissent être publiés. Cet acte a-t-il le moins du monde entaché la réputation d’Eastman? Pas le moins du monde. Au contraire, tout le comportement d’Eastman démontre qu’il n’était motivé que par des considérations idéologiques.

Pendant la période où l’Opposition comptait corriger la ligne du parti par des moyens strictement internes sans porter la controverse à l’extérieur, nous étions tous, moi compris, hostiles aux initiatives prises par Max Eastman pour la défense de l’Opposition. A l’automne 1925, le bureau politique m’imposa une déclaration qu’il avait concoctée et qui contenait une sévère condamnation de Max Eastman. Dans la mesure où tout le groupe dirigeant de l’Opposition considérait comme mal avisé à cette époque de commencer une lutte politique ouverte et inclinait à faire un certain nombre de concessions, il ne pouvait naturellement entamer et développer la lutte sur la question privée de Eastman qui, comme je l’ai dit, avait agi de sa propre initiative et à ses risques. C’est pourquoi, sur décision du groupe dirigeant de l’Opposition, j’ai signé la déclaration sur Eastman qui m’était imposée par la majorité du bureau politique avec cet ultimatum : signez la déclaration telle qu’elle est rédigée ou commencez la lutte ouverte sur cette base.

II n’y a pas de raison d’entrer ici dans la discussion de savoir si la politique générale de l’Opposition était juste ou non en 1925. C’est, même maintenant, mon opinion qu’à cette époque, il n’y avait pas d’autre issue. En tout cas, ma déclaration sur Eastman à ce moment-là ne peut être comprise que comme partie intégrante de ce qui était alors notre ligne vers la conciliation et la pacification. C’est ainsi qu’elle a été comprise par ceux des membres du parti qui était un peu au courant ou qui ont réfléchi. Cette déclaration ne jette pas d’ombre, personnelle ou politique, sur le camarade Eastman.

Autant que je sache par les informations que j’ai eues concernant Eastman au cours de l’année dernière, il reste à présent ce qu’il a été : un ami de la révolution d’Octobre et un partisan des idées de l’Opposition.

Avec mes salutations bolcheviques.