Lettre à Maxime Gorki, 25 mai 1930

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Cher Alexéï Maximovitch [1],

Je ne saurais vous dire la joie que m’a causé votre lettre.

Vous savez que Vladimir Ilitch vous aimait beaucoup, aussi votre jugement m’est-il particulièrement cher. J’éprouve un sentiment bien étrange quand j’écris mes souvenirs[2]. D’une part, il me semble que je dois raconter aux ouvriers, aux jeunes, tout ce dont je me souviens à propos d’Ilitch, et parfois je suis envahie du sourd sentiment qu’Ilitch aurait peut-être été mécontent de mes souvenirs, il parlait si peu de lui-même.

Quand vous êtes arrivé, j’avais terriblement envie de parler avec vous à propos d’Ilitch, sans façon, tout simplement de pleurer comme une femme, en votre présence, en présence de l’homme avec qui Ilitch a parlé de lui même plus qu’avec qui que ce soit. Mais je n’ai pas osé, et puis il me semblait que quelque chose en moi vous déplaisait.

Et voilà qu’en lisant votre lettre, j’ai senti que mon cœur s’est comme délesté d’un poids lourd, j’ai été heureuse surtout que mes souvenirs aient pu susciter les vôtres sur Ilitch. Je les ai relus a maintes reprises. Plus d’une fois j’ai évoqué le souvenir - je vous l’ai déjà écrit - d’Ilitch qui, dans le dernier mois de sa vie, a déniché le livre où vous parliez de lui, et m’a fait lire votre article à haute voix [3]. Je revois le visage d’Ilitch qui m’écoutait tout en regardant par la fenêtre dans le lointain ; il dressait le bilan de sa vie et pensait a vous.

Je vous envoie le livre que j’ai écrit cet hiver, Ce que Lénine disait des kolkhozes, je l’ai remanié maintes fois, je l’ai envoyé aux fins d’analyse, dans une commune de la province de Riazan, à la commission de militantes pour le travail parmi les femmes, dans un village de l’arrondissement de Kalouga. Et maintenant, je n’ai pas le courage de relire mon livre ; peut-être l’ai-je mal écrit. Voila.

Comment allez-vous, Alexéi Maximovitch ?

Je vous serre chaleureusement la main, je vous souhaite bien des forces et bonne santé. Maria Ilinichna [4] vous envoie le bonjour, elle est bien malade ; elle travaille énormément à l’Institut Lénine.

Peut-être m’écrirez-vous deux mots, si vous trouvez un petit moment.

N. Kroupskaïa

  1. Gorki, Maxime, nom de plume d'Alexis Maximovitch Pechkov (1868-1936): écrivain, éditeur et dramaturge réaliste-romantique. A connu une enfance misérable et exercé de nombreux métiers avant de devenir journaliste et écrivain au début des années 1890. D'abord proche des populistes, il soutient ensuite le Parti ouvrier social-démocrate russe (POSDR) et sa fraction bolchévique. Participe activement à la révolution de 1905. Arrêté puis libéré par une campagne internationale, il part en exil, d'abord aux Etats-Unis, puis s'installe à Capri en Italie jusqu'à son retour en Russie en 1913 à la faveur d'une amnistie. Participe au Ve Congrès du POSDR à Londres (1907) où il fait la connaissance de Lénine. Organise à Capri une école de cadres ouvriers avec Bogdanov et Lounatcharsky (1909). Après la Révolution d'Octobre, s'oppose d'abord farouchement aux bolchéviques avant de les soutenir de manière moins critique à la suite de l'attentat contre Lénine à l'été 1918. Souffrant, il quitte la Russie en 1921 et s'installe à nouveau dans un semi-exile en Italie (1923). Revient périodiquement en URSS à partir de 1927 et s'y installe définitivement, comblé d'honneurs par Staline, à partir de 1932. Il chante les louanges du régime et occupe une place centrale dans la création de la littérature soviétique et du « réalisme socialiste ». Meurt officiellement d'une pneumonie en juin 1936, certains historiens évoquant la possibilité d'un empoisonnement.
  2. N.K. Kroupskaïa, Souvenirs sur Lénine, 1926 et 1930. Voir : https://www.marxists.org/francais/kroupskaia/works/1926/00/souvenirs.pdf
  3. Il s'agit de l'article « Vladimir Ilitch Lénine », publié dans la revue « L'Internationale Communiste » n°12, juillet 1920
  4. Oulianova, Maria Ilinichna (1878-1937), soeur de Lénine. Militante révolutionnaire depuis ses études, arrêtée et déportée à plusieurs reprises sous le tsarisme. Collabore à l'Iksra en 1900 et rallie les bolchéviques en 1903, où elle devient secrétaire du Comité central. Membre du Comité de rédaction de la Pravda (1917-1929), de la Commission centrale de contrôle et de la Commission de contrôle des Soviets, elle a notamment traduit en russe les lettres de Marx à Kügelmann et à Sorge.