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Special pages :
Lettre à Ludwig Kugelmann, 5 décembre 1868
Auteur·e(s) | Karl Marx |
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Écriture | 5 décembre 1868 |
Londres, le 5 déc[embre] 1868
Cher Kugelmann,
Avez-vous l'adresse de Dietzgen ? Il y a déjà assez longtemps, il m'a envoyé un fragment de manuscrit sur la « faculté de penser[1] » Bien qu'on puisse lui reprocher une certaine confusion et de trop nombreuses répétitions, ce travail contient beaucoup d'idée excellentes et même des remarques admirables si l'on considère qu'il est l'œuvre personnelle d'un ouvrier. Je ne lui ai pas répondu aussitôt après l'avoir lu, car je tenais à connaître le jugement d'Engels. J'envoyai le manuscrit à ce dernier ; mais il ne me le retourna que longtemps après. Et maintenant, je n'arrive pas à retrouver la lettre de Dietzgen qui contenait sa nouvelle adresse. Dans sa dernière lettre datée de Pétersbourg, il m'écrivait qu'il allait revenir sur les bords du Rhin pour s'y établir. Peut-être avez-vous reçu son adresse ? Si oui, envoyez-la moi immédiatement, je vous prie. Ma conscience - on ne se débarrasse jamais complètement de ce truc-là - me reproche d'avoir laissé D. si longtemps sans réponse. Vous m'aviez promis également de me donner quelques renseignements sur sa personne.
J'ai reçu les conférences de Büchner sur le darwinisme. C'est manifestement un « faiseur de livres », c'est sans doute pour ça qu'il s'appelle « Büchner[2]». Tout son bavardage superficiel sur l'histoire du matérialisme est manifestement copié dans Lange[3]. La façon dont un avorton comme lui expédie Aristote, par exemple, - qui était un tout autre naturaliste que B[üchner], est vraiment étonnante. Il est bien naïf aussi quand il dit de Cabanis[4]: « On croirait presque entendre Karl Vogt. » C'est uns doute Cabanis qui a plagié Vogt[5] !
Je vous avais promis, il y a longtemps déjà[6], de vous écrire quelques mots sur la French Branch [Section française] de l'Internationale. Ces ragamuffins [coquins] se composent, pour la moitié, ou pour les 2/3 de maquereaux et autres types de même acabit. Mais tous, depuis que nos amis se sont retirés, sont des héros de la phrase révolutionnaire qui, from a safe distance, of course [à distance respectueuse, bien sûr] vous tuent rois et empereurs et tout spécialement Louis-Napoléon. A leurs yeux, nous sommes naturellement des réactionnaires; ils avaient dressé contre nous un acte d'accusation en bonne et due forme qui fut effectivement distribué au Congrès de Bruxelles, au cours des séances secrètes. Le dépit de ces blacklegs [escrocs] s'était accru du fait que Félix Pyat[7] les avait mis sous sa coupe. Pyat est un malheureux auteur de mélodrames de quatrième ordre, qui dans la révolution de 1848 n'a rempli que le rôle de toast master (c'est ainsi que les Anglais appellent les personnes à gages chargées dans les banquets publics de porter les toasts, ou encore de veiller à l'ordre des toasts). Il est véritablement atteint de la manie de to shut in a whisper [brailler en faisant mine de chuchoter] et de jouer au conspirateur dangereux. Grâce à cette bande, Pyat voulait faire de l'Association internationale des Travailleurs une clique à sa dévotion. Il s'agissait surtout de nous compromettre. Dans un meeting que la French Branch convoqua par affiches et annonça à son de trompe comme un meeting de l'International Association, Louis-Napoléon, alias Badinguet, fut formellement condamné à mort, l'exécution étant naturellement laissée au soin de Parisiens, de quelques Brutus inconnus. La presse anglaise n'accordant aucune attention à cette farce, nous l'aurions également traitée par le silence, si un membre de la bande, un certain Vésinier[8], journaliste maître-chanteur, n'avait largement étalé toute cette ordure dans un journal belge, La Cigale qui se donne lui-même pour un organe de l'Internationale. C'est une feuille « drôle » comme il n'en existe certainement pas deux en Europe. Elle n'a de drôle que son sérieux. De La Cigale l'histoire passa dans Le Pays, journal de l'Empire. C'était naturellement une aubaine pour Paul de Cassagnac[9]. C'est alors que nous (id est the General Council [c'est-à-dire le Conseil Général]) fîmes paraître dans La Cigale une déclaration officielle de six lignes, affirmant que F. Pyat n'avait aucun rapport avec l'Internationale dont il n'était même pas membre. Hinc illae irae [d'où cette fureur]! Cette batrachomyornachie se termina par la sécession bruyante de la French Branch qui fait maintenant ses affaires toute seule sous l'égide de F. Pyat. Ils ont provoqué ici à Londres, la création d'une succursale : un soi-disant « Groupe allemand d'agitation » comprenant douze membres et demi et qui a pour chef un vieux réfugié du Palatinat à demi-fou, l'horloger Weber. Vous savez maintenant tout ce qu'on peut dire de cet événement solennel, pompeux et important. Encore un mot. Nous avons eu la satisfaction de voir Blanqui, par la plume d'un de ses amis, ridiculiser Pyat à mort, dans cette même Cigale[10] en ne lui laissant le choix qu'entre deux possibilités : ou c'est un maniaque ou un agent de la police !
J'ai reçu hier une lettre de Schweitzer[11] où il m'annonce qu'il retourne au cachot et qu'une guerre civile - une guerre entre lui et W. Liebknecht - est inévitable. Je dois dire que Schweitzer a raison sur un point, sur l'incapacité de Liebknecht. Son journal est vraiment lamentable. Qu'un homme à qui j'ai fait la leçon oralement pendant quinze ans (car il a toujours été trop paresseux pour lire), puisse laisser imprimer des articles comme Société et État où « le social » (encore une belle catégorie !) est considéré comme l'élément secondaire et « le politique », comme l'essentiel, serait incompréhensible si Liebknecht n'était pas un Allemand du Sud et s'il ne m'avait pas, à ce qu'il semble, de tout temps confondu avec son vieux chef, le « noble » Gustav Struve.
Lafargue et sa femme sont depuis deux mois à Paris. Voilà qu'on ne veut pas lui reconnaître là-bas les titres médicaux qu'il a obtenus à Londres et qu'on veut l'obliger à passer cinq nouveaux examens « parisiens » !
Ma situation « économique » (il ne s'agit pas ici d'économie politique), va prendre à partir de l'année prochaine une tournure satisfaisante, par suite d'un settlement [arrangement][12].
Avec mes meilleures salutations à votre charmante femme et à Françoise.
Salut.
Votre
K. Marx
P.S. - Votre femme participe-t-elle à la grande campagne d'émancipation des dames allemandes ? Je pense que les femmes allemandes devraient commencer par pousser leurs maris à s'émanciper eux-mêmes.
- ↑ Il s'agit de l'ouvrage qui paraîtra en 1869 à Hambourg sous le titre : Das Wesen der menschlichen Kopfarbeit [L'essence du travail cérébral de l'homme].
- ↑ Jeu de mot, En allemand, livre se dit Buch.
- ↑ Friedrich Albert Lange (1828-1875): philosophe et homme politique auteur d'une Histoire du matérialisme (Iserlohn, 1866) très diffusée dans les milieux social-démocrates.
- ↑ Pierre Jean Georges Cabanis (1757-1808): médecin et philosophe français.
- ↑ Expression évidemment ironique, puisque Vogt, démasqué par Marx dans son pamphlet : Monsieur Vogt, a vécu de 1817 à 1895.
- ↑ Voir ci-dessus, p. 106, lettre du 10 août 1868.
- ↑ Félix Pyat (1810-1889) : journaliste, auteur dramatique et homme politique français. Participa à la révolution de 1848 et à la Commune.
- ↑ Pierre Vésinier (1826-1902) journaliste, exclu du Conseil (1866), puis de l'Internationale (1868) pour diffamation. Membre de la Commune. Émigra de nouveau en Angleterre en 1871.
- ↑ Paul Granier De Cassagnac (1843-1904) : rédacteur en chef de l'organe bonapartiste Le Pays.
- ↑ L'article, dû à G. Tridon, parut dans La Cigale le 18 juillet 1868, sous le titre « La Commune révolutionnaire de Paris ».
- ↑ Lettre de Schweitzer du 2 décembre (en réponse à la lettre de Marx du 13 octobre). Schweitzer justifiait sa politique à la tête de l'Association générale des Travailleurs allemands et disait à Marx qu'il était seul à pouvoir empêcher la guerre entre lui-même et Wilhelm Liebknecht.
- ↑ Voir M.E.W., t. 32, p. 215. Dans sa lettre du 29 novembre 1868, Engels, à qui son associé Ermen proposait de racheter sa part dans leur affaire commune, offrait à Marx de lui verser annuellement une rente suffisante pour lui permettre de vivre.