Lettre à Ludwig Kugelmann, 30 janvier 1868

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Londres, le 30 janvier 1868.

Cher Kugelmann,

Incisé, vidé à la lancette, etc., bref, traité sous tous les rapports, secundum legem artis [selon toutes les règles de l'art], l'abcès réapparaît pourtant sans cesse, de sorte que, mis à part deux ou trois jours, je suis au repos forcé depuis huit semaines. Samedi dernier, je suis ressorti pour la première fois. Lundi, rechute. J'espère que ce sera fini cette semaine, mais qu'est‑ce qui m'assure contre une nouvelle éruption ? C'est une fatalité. De plus ma tête s'en ressent énormément. Mon ami, le docteur Gumpert de Manchester, me presse d'employer l'arsenic. Qu'en pensez‑vous ?

Votre Coppel[1] n'est pas encore arrivé.

Kertbény[2] est un Germano‑hongrois, dont le vrai nom, entre nous, est Benkert. Les Germano‑hongrois aiment magyariser leur nom. Je ne le connais pas personnellement. Comme il s'est chamaillé about [vers] 1860 avec Vogt, je m'étais adressé à lui pour obtenir quelques informations, mais je n'ai rien reçu d'utilisable. (Ma documentation hongroise provient pour une part de Szemere[3] et, pour l'autre part, de mes informations personnelles recueillies à Londres.) Plus tard, lors d'un différend avec Kossuth, il s'adressa à moi. Où que je me sois informé, je n'ai rien appris sur lui de suspect au point de vue politique. Il semble être un busybody [fanfaron] prolixe. Les hérésies qu'il commet quant à Bonaparte, on les rencontre également chez de nombreux barbares orientaux fort honnêtes par ailleurs. En tout cas, watch him [ayez‑le à l'œil]. J'estime aussi qu'il est plus diplomatique de ne point lui montrer de méfiance (c'est d'ailleurs pourquoi je lui envoie la notice biographique qu'il m'a fait demander par vous). « Ce nonobstant » dès que la position assise ne me fera plus souffrir, je « prescrirai » ailleurs de recueillir des informations sur lui.

Pour ce qui est du « plagiat », vous avez deviné juste. J'ai choisi à dessein un style lourd et grossier afin d'attirer les soupçons de Hofstetten sur Liebknecht et de dissimuler l'origine[4]. Ceci entre nous.

Vous savez sans doute quEngels et Siebel[5] ont écrit également des articles sur mon livre dans la Barmer Zeitung, l'Elberfelder Zettung, la Frankfurter Börsenzeltung et, au grand dam d'Heinrich Bürgers, dans la Düsseldorfer Zeitung. Siebel est la personne de Barmen que je voulais vous faire connaître, mais il se trouve actuellement, pour des raisons de santé, à Madère.

Samedi il y a huit jours, la Saturday Review, la blood and culture paper [le journal de « l'élite cultivée »] a inséré dans une revue des récentes parutions allemandes une notice sur mon livre. Comme vous pouvez le voir d'après le passage ci-dessous, j'ai été relativement fort bien traité : The author's views may be as pernicious as we conceive them to be, but there can be no question as to the plausibiiity of his logic, the vigour of his rhetoric, and the charm with which he invents the driest problems of political economy[6] .Ouf !

Mes meilleurs sentiments à votre, charmante femme et à Françoise. Vous recevrez d'ici peu d'autres photographies, car on vient de découvrir que les waterccolours [couleurs à l'eau] utilisées pour peindre les clichés, qui paraissaient belles le premier jour, coulent et font des patches [tâches] dès le lendemain.

Ecrivez-moi aussi souvent que votre temps vous le permet. Pendant la maladie et lorsque se multiplient les occasions de contrariétés, on désire vivement les lettres des amis.

Salut

Votre

K. M.


Notice biographique joint à la lettre du 30 janvier 1868, à l'intention de Kertbény

Karl Marx: docteur ès‑philosophie, né à Trêves le 5 mai 1818.

1842-1843 : d'abord collaborateur, puis rédacteur en chef de la Rheinische Zeitung (Cologne). Pendant la période où le journal était sous sa direction, il fut soumis à une double censure : après celle du censeur ordinaire, celle de son supérieur, le censeur du Président de la province. Finalement le journal est interdit par ordre du Cabinet.

M[arx] quitte l'Allemagne, se rend à Paris.

En 1844, il publie à Paris, avec A. Ruge les Annales franco-allemandes interdites en Allemagne.

En outre Die heilige Familie, Kritik der kritischen Kritik, gegen Bruno Bauer und Konsorten [La Sainte Famille] (Francfort s. M. Literarische Anstalt).

Décembre 1845 : expulsé de France par Guizot[7], à l'instigation du gouvernement prussien, M[arx] se rend à Bruxelles, fonde, en 1846, l'Association ouvrière allemande de Bruxelles, fait des conférences sur l'économie politique, collabore au journal français La Réforme (Paris), etc.

1847 : Misère de la philosophie. Réponse à la Philosophie de la misère de M. Proudhon. Dito : Discours sur le libre échange et diverses autres brochures.

1848 : en collaboration avec F. Engels : Manifeste du Parti communiste. Arrêté et expulsé de Belgique, rappelé en France par lettre d'invitation du Gouvernement provisoire. Quitte la France en avril 1848, fonde à Cologne la Neue Rheinische Zeitung (juin 1848-mai 1849). M[arx] est ensuite chassé de Prusse, après que le gouvernement ait vainement essayé de le poursuivre en justice. Deux fois en assises : (la première fois, procès de presse, la seconde pour appel à la rébellion) acquitté. Plaidoiries imprimées : Deux procès politiques, Cologne.

1849 : dernier numéro imprimé en rouge de la Neue Rheinische Zeitung.

M[arx] se rend à Paris. En est expulsé en septembre 1849 pour être interné en Bretagne (Morbihan), mais s'y refuse. Expulsé de France, va à Londres où il habite depuis.

En 1850, publie la Neue Rhein[ische] Zeit[ung]. Politischök[onomischel Revue (Hambourg).

1851-52. Collaborateur du journal chartiste de Londres The People's Paper; du journal d'Ernest Jones : Notes to the People, etc.

1852 : Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte. New York.

Révélations sur le procès des communistes de Cologne. Bâle. Cette édition ayant été confisquée à la frontière allemande, une édition nouvelle paraît à Boston en 1853.

1853-54 : Flysheets against Lord Palmerston.

1859 : Contribution à la critique de l'économie politique, Berlin.

1860 : Herr Vogt.

1851-1860 : collaborateur régulier de la [New York Daily] Tribune anglo-américaine (New York) et articles pour Putnam's Review (New York) et pour la nouvelle Cyclopoedia Americana (New York).

1861 : après l'amnistie, se rend à Berlin; le gouvernement prussien lui refuse sa renaturalisation.

1865 : publie pour le Comité central de l'Association ouvrière internationale l'Address to the Working Class of Europe[8].

1867: Le Capital, critique de l'économie politique, livre I, Hambourg.

  1. Carl Coppel : jeune banquier de Hanovre dont Kugelmann avait annoncé la visite à Marx dans sa lettre du 17‑18 janvier.
  2. Dans la même lettre, Kugelmann disait avoir reçu la visite d'un certain Kertbény qui parlait de tout et de tout le monde. Kugelmann demandait à Marx s'il le connaissait.
  3. Bertalan Szemere (1812‑1869) : ministre de l'Intérieur en Hongrie Pendant la révolution de 1848, puis chef du gouvernement révolutionnaire. Après l'échec de la révolution, il dut émigrer.
  4. Marx fit paraître le 12 décembre 1867, dans le supplément du Journal Zukunft, un article anonyme intitulé « Plagiarismus » qui visait le lassallien von Hofstetten. Celui‑ci à l'assemblée générale de l'Association générale des Travailleurs allemands, le 24 novembre, avait repris dans un discours quasi textuellement des passages du Capital, qu'il interprétait d'ailleurs à sa façon, sans mentionner ni l'auteur, ni l'œuvre.
  5. Carl Siebel : parent éloigné d'Engels, ami de Marx ; cet écrivain rhénan contribua beaucoup à la diffusion du Capital en Allemagne.
  6. « Quelque pernicieuses que soient les conceptions de l'auteur, on ne peut mettre en question l'évidence de sa logique, la vigueur la rhétorique et le charme qu*il confère aux problèmes d'économie les plus arides. »
  7. Erreur de plume de Marx. Il fut expulsé en janvier 1845.
  8. Adresse inaugurale de la I° Internationale.