Lettre à Ludwig Kugelmann, 23 décembre 1872

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Londres, 1, Maitland Park,

23 décembre 1872.

Mes chers amis,

Joyeux Noël et bonne année ! Tout le monde à la maison se joint à moi dans la cordiale expression de ces voeux. Je dis tout le monde à la maison car, comme l'adresse c-idessus vous l'aura indiqué, je suis de nouveau dans ma chère vieille maison avec mes parents. Mon mari et moi avons quitté Oxford après un séjour infructueux de six semaines, au cours duquel il ne s'est pas présenté un seul élève[1]. Les savants dandies qui avaient pris des leçons pendant le trimestre d'été ont été sans doute tellement choqués de voir le nom de M. Longuet parmi ceux des délégués au Congrès International[2], qu'ils ont décidé de ne plus avoir affaire à leur ancien professeur. Cela a naturellement été au début une grosse déconvenue pour moi, car je sais combien il est difficile de trouver à s'employer dans un domaine où sévit une telle concurrence : ce pays regorge de professeurs de français de toute sorte, tous les Français en exil, qu'ils soient journalistes, docteurs, avocats, chaudronniers ou tailleurs, s'étant indistinctement tournés de ce côté. Mais j'ai peu à peu pris mon parti de nos mésaventures d'Oxford. Je nie sens tellement plus heureuse à Londres que parmi l'orthodoxie et le snobisme d'Oxford. A Londres il y a Modena Villas, et dans la pièce de devant au premier étage de Modena V[illas], je peux toujours retrouver mon cher Maure. Je ne puis vous exprimer à quel point je me sens solitaire quand je suis séparée de lui; et il me dit que je lui ai aussi beaucoup manqué et que pendant mon absence il s'est complètement terré dans son antre. Si seulement mon mari et moi pouvions trouver quelque chose à faire à Londres, je bénirais le mauvais sort qui nous a chassés du siège illustre de la fausse science.

Les Lafargue[3] se trouvent aussi à Hamsptead où ils ont l'intention de s'installer pour quelques années. Maman me prie de vous dire que Laura a bien meilleure mine maintenant que lorsqu'elle se trouvait à La Haye : elle est beaucoup plus gaie et nous espérons que peu à peu elle se remettra tout à fait du choc terrible que lui a causé la mort de son cher petit garçon[4]. Tous les autres membres de notre famille vont bien. J'espère, mes chers amis, que vous pourrez me donner d'aussi bonnes nouvelles de vous‑mêmes. Écrivez‑moi bientôt. Vous savez que je m'intéresse beaucoup à tout ce qui vous concerne. Si vous condescendiez seulement, ma chère Trautchen, à m'envoyer une lettre toutes les fois que vous en écrivez une demi‑douzaine à votre amie Madame Tenge, je serais contente. Vous voyez que je ne suis pas très exigeants et pas du tout jalouse !

La traduction française du Capital progresse lentement. La prochaine livraison sera excellente. Papa l'a complètement récrite. Le traducteur, qui n'est pas brillant, avait fait du mauvais travail. Malheureusement des corrections de ce genre donnent au Maure autant, sinon plus de travail que s'il avait tout rédigé lui‑même. Il travaille tous les soin jusqu'à deux ou trois heures du matin. Avez‑vous lu les articles sur la première livraison qui viennent de paraître dans La Liberté de Bruxelles[5] ? Il était donné à ces savantissimes 5 belges de découvrir que Marx et Proudhon ont résolu ensemble le problème de la constitution de la valeur. Voilà ce que c'est que l'esprit belge, du faro[6] tout pur, sans mélange.

Si bêtes que soient ces Belges, cela ne les empêche pas de poursuivre leurs misérables intrigues contre l'Internationale. Ils coopèrent plus que jamais avec leurs frères du Jura et se sont alliés récemment à cet ouvrier britannique modèle qu'est Hales[7] et cet ivrogne de Mottershead[8]. Leur parti a été renforcé, par l'adhésion de Jung[9], dont la honteuse défection est le fruit d'une vanité grotesque. Ce misérable ne pouvait admettre l'idée d'un transfert du Conseil à New York[10], ce qui lui aurait retiré toute son importance. Pendant des semaines, il a rongé son frein en silence, et maintenant il s'est enfin mis ouvertement au service de l'illustre Hales. Mais tous ces petits intrigants auront bientôt épuisé leurs petits rôles et, tout compte fait, ce sera une bonne chose pour l'Association de s'être débarrassée de collaborateurs comme les illustres Jung, Hales, etc. Ce n'est pas un malheur après tout que ces hommes aient dévoilé leur vrai visage. Ma feuille est remplie; j'ai donc tout juste le temps de vous renouveler nos meilleurs vœux pour vous deux et pour la chère Françoise.

Je reste votre amie sincère

Jenny.

  1. Jenny et son mari avaient voulu donner des cours de français à Oxford.
  2. Le Congrès de La Haye.
  3. Après le Congrès de La Haye, les Lafargue se fixent à Londres où ils resteront jusqu'en 1882, Paul exerçant la profession de photograveur.
  4. Voir la lettre de Jenny du 3 mai 1872, ci‑dessus, p. 216.
  5. « Karl Marx et son analyse de la valeur », La Liberté n° 48 à 51, 8‑22 décembre 1872.
  6. Bière légère qu'on trouvait à Bruxelles.
  7. John Hales : syndicaliste anglais qui avait été secrétaire du C.G. de l'Internationale, s'en était retiré en décembre 1872.
  8. Thomas Mottershead : syndicaliste anglais membre du C. G. de l'Internationale, était passé à l'opposition après le Congrès de La Haye.
  9. Hermann Jung (1833‑1901): membre du C.G. de l'Internationale, s'était également retiré en décembre 1872.
  10. On sait que l'Internationale avait décidé de transférer son siège aux Etats‑Unis.