Lettre à Ludwig Kugelmann, 21 décembre 1871

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Londres, 21 décembre 71.

Mes chers amis,

Je veux tout d'abord vous remercier de votre bonne lettre, mon cher docteur, et m'excuser de ne pas y avoir répondu plus tôt. Si vous saviez tout ce que j'ai ou à faire ces derniers temps, vous me pardonneriez. Depuis deux semaines je cours d'une banlieue de Londres à l'autre (ce qui n'est pas une petite affaire dans cette ville immense) et puis j'ai souvent écrit des lettres jusqu'à une heure du matin. Le but de ces voyages et de ces lettres, c'est d'obtenir des fonds pour venir en aide aux réfugiés. Jusqu'ici, hélas, nos efforts ont été vains. Les infâmes calomnies d'une presse éhontée ont à tel point prévenu les Anglais contre les Communeux qu'on les considère généralement avec une horreur intense Les employeurs ne veulent pas entendre parler d'eux. Les hommes qui avaient réussi à obtenir de l'embauche sous des noms d'emprunt sont congédiés dès qu'on découvre qui ils sont. Les pauvres M. et Mme Serraillier[1], par exemple, avaient obtenu un emploi comme professeurs de français. Il y a quelques jours, cependant, on les a informés qu'on n'avait plus besoin des services d'un ancien membre de la Commune et de sa femme. Mais je puis en parler par expérience personnelle. Les Monroe[2], par exemple, ont rompu toutes relations avec moi parce qu'ils ont fait la terrible découverte que je suis la fille du chef pétroleur qui a défendu l'ignominieux mouvement de la Commune.

Comme les réfugiés ne peuvent pas trouver de travail, vous pouvez imaginer à quelle gêne ils sont réduits. Leurs souffrances dépassent toute description : ils meurent littéralement de faim dans les rues de cette grande ville, la ville qui a porté le principe du chacun pour soi à son plus haut degré de perfection. Il n'y a pas lieu de s'étonner que les Anglais, qui considèrent le fait de mourir de faim comme partie intégrante de leur glorieuse constitution, qui estiment que la liberté de mourir de faim est un privilège dont on peut être fier, ne soient guère impressionnés par l'indicible misère d'étrangers pour lesquels ils n'éprouvent pas la moindre sympathie. Depuis plus de cinq mois l'Internationale a secouru ou, plus exactement, maintenu entre la vie et la mort, la grande masse des exilés. Mais ses ressources sont maintenant épuisées. En présence d'une telle situation, nous avons fait imprimer la lettre circulaire personnelle ci‑jointe. Je l'ai rédigée et vous verrez que j'ai soigneusement évité tout terme ou allusion qui pourrait choquer les philistins.

Vous pouvez imaginer, mes chers amis, à quel point toutes ces difficultés et tous ces soucis tourmentent le pauvre Maure. Il doit non seulement lutter contre tous les gouvernements des classes dirigeantes, mais par‑dessus le marché il doit livrer des combats corps à corps avec les logeuses « grasses, blondes et quadragénaires » qui l'attaquent parce que tel ou tel Communeux n'a pas payé son loyer. A peine vient‑il de se perdre dans les « pensées abstraites »[3] que fondent sur lui Mrs Smith ou Mrs Brown. Si seulement le Fïgaro savait cela, quel feuilleton il pourrait offrir à ses lecteurs !

Par suite d'interruptions de toute sorte, le Maure a ou énormément de mal à trouver le temps nécessaire pour mettre au point le premier chapitre de son livre en vue de la deuxième édition[4]. Coûte que coûte il espère maintenant pouvoir l'envoyer à son éditeur avant la fin de la semaine prochaine. Il en a beaucoup sîmplifié certaines parties. Mais je suis heureuse de vous dire que, malgré tout cet océan de soucis, la santé de papa est assez bonne, meilleure qu'elle ne l'est généralement à cette époque de l'année. Il y a quelques semaines, il a eu un abcès sous le bras, mais ça n'a pas été grave et il a été très vite guéri. Il ne tousse presque plus, sauf le matin : vous vous rappelez qu'auparavant il toussait parfois toute la nuit.

Les successeurs des Alliancistes[5] défunts n'ont pas laissé au Conseil Général un moment de répit. Plusieurs mois durant, ils ont réussi à étendre leurs intrigues dans tous les pays. ils ont opéré avec une telle énergie que pendant quelque temps l'avenir de l'Internationale a paru sombre. L'Espagne, l'Italie, la Belgique se rangeaient manifestement aux côtés des abstentionnistes à la Bakounine et s'opposaient à la résolution proclamant la nécessité pour l'Internationale de prendre part à la vie politique. Ici, en Angleterre, la clique des abstentionnistes a intrigué avec Bradlaugh[6] Odger[7] et leurs partisans : ils n'ont même pas eu scrupule à utiliser les mouchards et agents provocateurs de Thiers et de Badinguet. Leurs organes, le Qui vive[8] à Londres et La Révolution sociale[9] à Genève se sont surpassés en calomniant ces « autoritaires », ces dictateurs, ces bismarckiens du Conseil Général. M. Bradlaugh a recouru aux plus misérables falsifications pour calomnier le grand chef de ce Conseil ‑ Pendant des semaines il a secrètement insinué devant des assemblées privées et a enfin ouvertement proclamé dans une réunion publique que Karl Marx a été et reste un bonapartiste. Ses assertions se fondent sur le passage de la Guerre civile où Marx a démontré que l'Empire était la seule forme de gouvernement possible ; ici Bradlaugh s'arrête, omettant la conclusion : « A une époque où la bourgeoisie avait déjà perdu et la classe ouvrière pas encore acquis la capacité de gouverner la nation. »[10]

Mais le succès de ces intrigants était seulement apparent; en réalité, ils ont échoué partout. Tous leurs complots soigneusement ourdis et leurs manœuvres ont été infructueux.

A Genève, ce foyer d'intrigues, un congrès[11] représentant trente sections de l'Internationale s'est rallié au Conseil Général; il a voté une résolution déclarant que les factions séparatistes ne pourront plus désormais être considérées comme faisant partie de l'Internationale, leurs actes ayant clairement montré que leur objectif est de désorganiser l'Association. Ces sections, poursuit‑elle, qui sous un autre nom ne constituent qu'une fraction de l'ancienne clique de l'Alliance, se sont en continuant à semer la dissension, révélées contraires aux intérêts de la fédération. Cette résolution a été votée à l'unanimité par une assemblée de cinq cents membres. Les bakouninistes qui avaient fait tout le chemin depuis Neuchâtel pour y assister auraient été sérieusement mis à mal sans l'intervention des hommes qu'ils appellent des bismarckiens, des autoritaires, comme Outine, Perret, etc., qui sont venus à leur secours et ont demandé à l'assemblée de les laisser parler (Outine se rendait naturellement bien compte que le meilleur moyen de les tuer tout à fait, c'était de les laisser faire leur discours).

Les nouvelles de Belgique, selon De Paepe, sont également bonnes. Un congrès doit se tenir dimanche à Bruxelles[12].

Le Conseil fédéral espagnol a également adopté toutes les résolutions des délégués à la conférence et dénoncé la mauvaise foi de la faction séparatiste[13].

En Amérique, cette dernière, représentée par la section 12, est impuissante. Tout ce qu'elle peut faire, c'est de troubler les réunions des autres sections.

La section française de Londres a cessé d'exister. Vermersch (le Père Duchêne) en a été le fossoyeur.

Je crains de vous avoir déjà pris trop de temps; il faut pourtant que j'ajoute quelques notes en réponse à votre lettre, mon cher docteur.

Papa est d'avis que si la guerre éclate entre la Russie et la Prusse, l'Autriche servira de bouc émissaire et que les loups se mettront d'accord sur le dos de l'agneau.

J'ai bien regretté que vous n'ayez pas reçu le journal illustré, d'abord parce qu'il est difficile d'en trouver des exemplaires, et aussi parce que cela m'ennuie de penser que vous avez imaginé pendant tout ce temps que j'avais oublié de vous envoyer ce journal. Croyez, mes chers « Trautchen » et « Wenzel », que vous avez été les premiers à qui il ait été envoyé. Je vous l'ai envoyé avant même que Laura en reçoive un exemplaire. Le portrait a également paru dans un journal italien, dans le London Illustrated Times et sera bientôt publié dans l'Illustration espagnole. Comme vous voyez, il fait le tour du monde. Merci pour l'Illustration allemande. Je n'aime pas beaucoup le portrait. En essayant d'embellir les traits, l'artiste a sacrifié tout ce qui était caractéristique. Un de nos amis dit que s'il l'avait vu par hasard dans une vitrine, il aurait dit : Voilà un bel homme qui ressemble à M. Marx. Je vous enverrai une autre Illustration[14] parisienne dès que j'aurai pu recevoir un exemplaire de Paris : ici, à Londres, ce journal est introuvable.

Quant au livre de Bergeret, je ne l'ai pas envoyé. Il ne vaut pas la peine d'être lu. A une seule exception près, tous les livres sur la Commune qui ont paru jusqu'à présent ne valent rien. Cette unique exception à la règle générale, c'est l'ouvrage de Lissagaray[15] que vous recevrez en même temps que cette lettre.

Pour en revenir à cette vieille histoire de la lettre errante qui a voyagé jusqu'en Russie avant de vous atteindre, je dois vous dire que vous vous trompez en supposant que j'étais vraiment en colère lorsque j'ai plaisanté au sujet de la « culture[16] » allemande. Loin de moi, barbare Française[17], l'idée de critiquer la nation allemande cultivée, cette grrrrrande nation ! Mais puisqu'il semble que vous soyez décidé à relever un gant imaginaire (imaginaire, je vous assure, car j'ai mes deux gants dans la poche), je dois vous demander de ne pas user à mon égard d'armes déloyales. Si vous voulez bien regarder l'adresse ci‑jointe, vous verrez que je n'ai jamais écrit Hanovre avec un accent sur le ô. Sur l'enveloppe j'ai écrit Hannover. Quand j'écris en anglais, je ne mets qu'un seul n, ce qui est l'orthographe correcte en anglais. Mais serrons‑nous la main (comme je voudrais que nous puissions le faire vraiment !) car il ne convient pas de se quereller à l'approche du nouvel an. Pour le nouvel an, je vous adresse tous mes meilleurs vœux de santé et de bonheur et surtout j'espère que nous nous reverrons au cours de cette année. Puisque notre famille ne peut s'aventurer sur le continent[18] et qu'il n'y a donc pas la moindre chance que nous vous rendions visite en Allemagne, il faut à tout prix venir nous voir ici, car laissez-moi vous avertir que si vous ne vous décidez pas à venir à Londres au printemps prochain ou cet été, vous risquez de ne plus nous trouver ici : le gouvernement anglais, en effet, s'apprête en secret à déposer un projet de loi tendant à l'expulsion des communistes et des Internationaux[19]. La perspective de nous installer au pays de Yankee Doodle Dandy ne nous séduit guère. Mais à chaque jour suffit sa peine !

Avec les vœux renouvelés de nous tous pour votre bonheur et un bon baiser à ma chère Françoise, qui sera une vraie demoiselle quand je la reverrai (cet été, j'y compte), Croyez‑moi, mes chers amis, bien affectueusement vôtre.

Jenny Marx.

22 décembre. ‑ Nous venons de recevoir vos lettres. Je ne sais comment vous remercier de toutes vos gentillesses. Vous nous gâtez trop. Le colis n'est pas encore arrivé; en le déballant, je suivrai vos instructions à la lettre. ‑ Quant à votre aimable invitation, ma chère Trautchen, acceptez mes meilleurs remerciements. Je crains toutefois qu'il me soit impossible de quitter la maison cet hiver. Je puis me rendre utile ici en ce moment. D'autre part, j'ai déjà été absente de la maison quatre mois cette année et cela m'a paru une éternité. J'ai l'impression d'être à peine de retour de ce long exil. Il faut nous promettre de venir nous voir l'année prochaine, ma chère Trautchen !

A propos, j'ai oublié de vous donner mon opinion sur O'Donovan Rossa. J'ai le regret de dire que je crois qu'il y a beaucoup de vrai dans ce qu'on raconte sur lui[20]. Il n'a pas répondu à la lettre que je lui ai écrite, mais il n'a pas renouvelé ses attaques contre les communistes, et c'est tout ce que je voulais.

Les Irlandais de Londres rejoignent les rangs de l'Internationale. Des sections irlandaises sont en formation dans diverses parties de l'East End... Mais vous devez penser que cette épître‑fleuve ne se terminera jamais et c'est ce qui se passerait peut‑être si ma plume ne se refusait catégoriquement à en écrire plus long.

Amitiés donc à tous.

Croyez‑moi, bien sincèrement vôtre.

Jenny Marx


Le colis vient d'arriver. Je ne sais vraiment lequel des cadeaux je dois le plus admirer. Je mettrai le médaillon de côté pour la première grande occasion et je me procurerai tout de suite un cadre pour le portrait de Shakespeare. C'est un des plus beaux que j'aie jamais vus. Le Maure est très content de son étagère. Tussy et maman ne sont pas à la maison !

  1. Auguste Serraillier était membre du C.G. de l'Internationale. Dès septembre 70 il revint en France, fut membre du Comité central de la Garde Nationale et, sous la Commune, il dirigea la Commission du Travail. Réfugié à Londres après le 25 mai 1871.
  2. Famille écossaise habitant Londres, dans laquelle, depuis le début de 1869, Jenny était chargée de l'éducation des enfants.
  3. En allemand dans le texte.
  4. Il s'agit de la deuxième édition allemande du Capital.
  5. Rappelons qu'il s'agit des membres de l'Alliance de la démocratie socialiste, société secrète suscitée par Bakounine au sein de l'Internationale. Elle s'était déclarée dissoute, mais n'en subsistait pas moins (voir lettre 47, p. 146 et suiv.)
  6. Charles Bradlaugh (1833‑1891) : avocat et journaliste radical éditeur du National Reformer, qui a attaqué à plusieurs reprises en 1871‑1872 l'Internationale et Marx.
  7. Odger : chef syndicaliste anglais, membre du C.G. de l'Internationale, qui, après la Commune, fit campagne contre Marx à cause de son attitude en faveur des Communards.
  8. Qui vive, organe de la démocratie universelle, Londres (n°1, 3 octobre 1871), quotidien dirigé par Eugène Vermersch.
  9. La Révolution sociale, hebdomadaire publié à Genève (1871‑1872), organe de la Fédération jurassienne, bakouniniste.
  10. La Guerre civile en France. Ed. soc., p. 62.
  11. Voir Circulaire à toutes les Fédérations de lAssociation internationale des Travailleurs (Sonvilliers) du 12 novembre 1871, publiée à la suite du Congrès régional des sections romandes.
  12. Le Congrès belge de l'Internationale se tint les 24 et 25 décembre 1871 mais adopta, contrairement à ce que pensait De Paepe une attitude oppositionnelle.
  13. Information inexacte.
  14. L'illustration, 29° année, n° 1498, du samedi 11 novembre 1871, publie en première page (305) un portrait de K. Marx, chef de l'Internationale, d'après une photographie de M. Wunder à Hanovre. La gravure est signée J. Robert. Le même numéro publie, pp. 310‑311‑I un grand article non signé intitulé Karl Marx. Les éléments biographiques y sont assez exacts, mais sont encadrés de fantaisies sur la fortune de Karl Marx et sur son pangermanisme.
  15. Les huit journées de mai derrière les barricades. Bruxelles, 1871.
  16. En allemand dans le texte.
  17. Jenny est née à Paris.
  18. Marx avait été prévenu qu'il risquait d'être arrêté.
  19. Marx y fit allusion dans l'allocution qu'il prononça lors de la séance du Conseil Général, le 19 déc. 1871. Il tenait l'information d'un haut fonctionnaire du ministère de l'Intérieur.
  20. Ceci avait été confirmé par une lettre de Sorge à Marx de nov. 1871.