Lettre à Lev Sosnovski, 5 mai 1928

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Nouvelles Déviations

A votre grande lettre, consacrée à la politique agraire, je répondrai très prochainement. Je pense que, dans l’appréciation de la situation actuelle, nous n’avons pas de divergences. Je note en passant qu’il est remarquable que maintenant toute l’énergie soit dirigée dans la lutte contre les soi-disant « déviations ». Il est quand même bizarre que cela fasse des années qu’on lutte contre les déviations ultra-gauches, et semblerait-il, on s’en serait assuré à 100 % – mais à peine lève-t-on le doigt qu’on a à nouveau droit à un tournant ultra-gauche. D’où viennent-ils?

A Canton, la situation est la même : il y a cinq ans déjà qu’on enseigne que le mal principal au début de l’histoire est la « révolution permanente ». Mais à peine a-t-on, à Canton, libéré le P.C. de la botte du Guomindang que le C.C. du parti communiste chinois et le représentant du Comintern se trouvaient accusés de ce péché capital de la « révolution permanente ». Il en résulte une nouvelle déviation. Les coupables sont bien entendu les responsables de l’exécutif. Mais ceux-ci ne tombent pas du ciel. Vous savez, je suis, par hasard, tombé sur le fait qu’au xvie siècle, parmi les érudits russes, on expliquait l’inconstance des gens d’alors par le fait que, « spirituellement, ils étaient malléables ». Cela m’avait beaucoup plu. En accord avec cette théorie du xvie siècle, qui a conservé toute sa fraîcheur, les déviations sont propres aux gens qui sont éduqués dans un esprit malléable. Il faut du reste ajouter à la décharge des gens malléables qu’ils ont été pris au dépourvu? Mais pour expliquer les mises en garde contre les déviations, il faut prendre en considération cette résistance profonde, organique, viscérale, qui est venue et vient encore de la base. Car, de pair avec ceux qui tournent, à la personnalité presque abstraite aujourd’hui d’un côté, mais demain d’un autre – existent encore dans le monde des personnes du terroir local, qui sont plus solides que ceux qui tournent, et desquels vient et viendra une résistance, simple, ou combinée. Il leur faut opposer d’autres gens du terroir, et pour cela il leur faut... etc.

Avez-vous lu le rapport de Koletchka Balabolkine à propos de l’opposition et de l’analyse de nos difficultés ? C’est une chose en vérité classique. Il ressort de ce qu’il dit que, conformément à notre point de vue, la prédominance des koulaks résulte directement de notre « arriération technique et économique » et que, contre cela, on ne peut rien faire, tant que « le prolétariat organisé au plan de l’État en Europe occidentale » ne nous aide pas. Ainsi, il résulte que, selon notre point de vue, Koletchka Balabolkine n’est pas le moindre du monde coupable, ni dans les difficultés d’approvisionnement en blé, ni en ce que ces approvisionnements se sont trouvés dans les mains de gens ayant le point de vue de Dai Jitao3, c’est-à-dire ceux qui nient l’existence des classes. Les causes de tout cela, toujours de notre point de vue, sont dans les lois de la nature et de l’arriération économique. En opposition à cela, Koletchka Balabolkine sort sur la place publique et dit : « Ne me croyez pas, vous les croyants, c’est ma faute, j’ai volé. » S’il ne dit pas cela textuellement, on ne peut tirer aucune autre conclusion de toute sa démarche intellectuelle.

Je voudrais encore vous demander si vous ne pouvez pas m’expliquer ce que signifie « le mot d’ordre d’autocritique ». Qu’est-ce que l’autocritique? Faut-il le comprendre mot à mot, c’est-à-dire comme la critique de soi-même, ou bien au figuré, c’est-à-dire dans le sens de la possibilité de critiquer la direction ? Si on choisit ce dernier sens, alors aucun mot d’ordre ne convient, car il n’y a pas de manque dans le désir et la nécessité de critiquer, mais le problème réside pour ainsi dire dans les possibilités de critiquer. Un mot d’ordre à ce propos aurait dû être non pas des « autocritiques » mais l’éviction éventuelle des hommes-girouettes, et qui renvoient constamment l’autocritique un étage en dessous. Et comme chaque étage a ses hommes-girouettes, alors il faut en fin de compte changer les longitudes géographiques. De nouveau ce sujet exige de plus longs développements.

Je me souvenais encore des hommes-girouettes. Leur prototype était ce conseiller d’état Peredragine, qui savait écrire des discours sur l’utilité de la Constitution, mais également sur les dommages de celle-ci. Il est vrai que quand il écrivait sur son utilité, il concluait tout comme si c’était mal. J’ai relu ces jours-ci les Lettres de Chtchédrine. Comme c’est admirable. Précisément parce que c’est une satire générale, elle est bien en avance sur son époque.

On dirait que le printemps s’est déjà définitivement installé, le cinquième, d’après mes comptes. Malheureusement, il apporte avec lui outre la floraison des jardins, une recrudescence de la malaria et l’aggravation de la crise du blé et des produits alimentaires en général. Je me souviens que je vous ai écrit que pendant toute la période de notre séjour la farine de blé était restée au niveau de huit-dix roubles le poud. Aujourd’hui, comme vient seulement de me communiquer un homme très informé, le poud de farine au marché coûte vingt-cinq roubles. Le journal a écrit ces jours-ci : « Dans la ville circulent des bruits selon lesquels il n’y a pas de pain, cependant des chariots nombreux arrivent avec un chargement de pain. » Des chariots arrivent en effet, comme on dit. Mais le pain non... En ce qui concerne la santé : Nat[alia] Iv[anovna] et moi avons manifestement la malaria. Mais en général je suis capable de travailler.