Lettre à Leo Jogiches, 28 mai 1898

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[Berlin] Samedi 28 mai [18]98

Chéri, hier je t'ai écrit que j'étais presque décidée à aller en Haute-Silésie[1]. j'ai une fois de plus analysé la situation et une fois de plus je ne vois pas d'autre issue.

Je n'aime guère les choses suivantes :

1) J'aurais préféré pour mes "débuts" une scène centrale -- Berlin, et non pas un quelconque patelin de Haute-Silésie.

2) J'aurais préféré dans le pire des cas me manifester à Dortmund, au moins des réunions publiques y ont lieu.

3) Comme il est impossible d'organiser des réunions publ[iques] en Haute-Silésie, ainsi que me l'écrit Winter, le boulot se fera sans bruit et sans éclat.

4) En allant en Haute-Silésie, je me place sous le commandement de Winter, que je le veuille ou non, et bine que j'aie l'intention de me comporter là-bas comme si j'étais général gouverneur, de facto, ne serai-ce que je n'y connait personne, ni la technique de travail, je ne l'emporterai pas sur lui.

5) Et puis ce n'est pas cet éclat[2] que nous désirons.

Mais :

1) A Berlin il n'y a rien à faire, car les Polonais n'ont ici aucune importance, "se consacrer" par contre à Berlin à l'agitation allemande, laissant le boulot polonais à Mor[awski] et Winter, c'est un Mumpitz[3]. Finalement, les Allemands n'ont rien à fiche de moi sur place, et refuser de participer au boulot polonais avant les élections signifie renoncer à la possibilité de poser év[entuellement] la question au Parteitag[4]. Pour les Allemands, l'agitation polonaise c'est la Haute-Silésie, Auer me l'a expressément dit. Sapienti sat[5].

2) A Dortmund les Polonais ne sont pas redoutables, car ils sont sous l'influence des Allemands. De plus, à juste titre de son point de vue, Auer considère qu'il faut actuellement concentrer les efforts sur la Haute-Silésie. Ils ne me donneraient pas les moyens d'aller à Dortmund.

3) Ne pas aller maintenant en Haute-Silésie, c'est ne pas prendre l'unique boulot polonais et électoral qu'ils me proposent, c'est-à-dire gâcher mes rapports avec le Vorstand, passer à leurs yeux pour un Maulheld [6] (après être venue moi-même demander du travail), deuxièmement -- gâcher les rap[ports] avec Winter qui pourra ensuite se présenter comme l'unique représentant du boulot polonais.

4) Si j'ai l'intention d'occuper par la suite une position indépendante dans le boulot polonais, je dois entrer directement en contact avec les Silésiens, et dans ce but, seule occasion -- les élections sur place. Ca compte également eu égard au Parteitag, si l'on pense au mandat[7].

5) Agir de mon propre chef, en envoyant promener Auer et Winter, c'est ce qui me plairait le plus, mais -- où ? Aucun point auquel s'accrocher : Berlin n'est pas important, Poznan non plus, et en Haute-Silésie je ne ferai rien maintenant de mon propre chef.

6) En raison du travail rédactionnel, de bons rapports avec le Vorstand et Winter sont indispensables. Force nous est de nous appuyer pour l'instant sur les Allemands.

En un mot, il ne me reste plus qu'à prendre une petite valise et à me mettre en route. Où ? J'attends justement une lettre de Winter -- probablement à Beuthen[8]. je te le préciserai avant mon départ.

Je préviens Auer que, vu l'impossibilité des réunions pub[liques], je ne promets pas grand-chose et que si le terrain s'avérait très défavorable, je lui rendrais le Reisengeld[9]. Il vaut mieux ne pas trop promettre.

Pour la route, je prendrai avec moi 50 m. en plus du Reisegeld[10] d'Auer. J'ai emprunté ces 50 m. à ma cousine pour une semaine, je n'aurais pas reçu ton argent à temps. par contre, sois gentil et envoie cette somme à son adresse personnelle et sans lettre, dès que tu le pourras. n'indique surtout pas que tu es l'expéditeur. Si tu avais de l'argent pour moi en plus de ces 50 m., envoie-le également à son adresse en ajoutant que c'est pour moi. En général, envoie de nouveau tes lettres à son adresse, sinon, quand je serai partie, je ne pourrai pas les recevoir, car je ne peux pas donner les adresses de Haute-Silésie à ma bonne femme, d'ailleurs je ne lui fais pas encore suffisamment confiance. pour les autres lettres, je m'arrangerai.

Je recevrai aujourd'hui à la police mon Heim[atschein] pour lequel je devrai donner un pot de vin de 3 m. à l'assesseur (il me l'a fait en 4 jours au lieu de 14 !).

Je t'envoie mes comptes beiliegend[11] s'il me faut payer pour le Heim[atschein] quelques marks et en plus le pot de vin, il ne me restera plus un seul mark jusqu'au premier. pardon, mon chéri, d'avoir tant dépensé, mais c'était le premier mois, maintenant je ne dépense pas un pfennig en plus des rubriques régulières. Réponds tout de suite si je peux compter sur toi pour rendre ces 50 m. à ma cousine.

Réponds vite et parle moi de tout. R.

  1. La Haute-Silésie, terme non officiel, correspondait sans doute comme aujourd'hui au district d'Oppeln (en polonais : Opole) de la province de Silésie, créée en 1815 au sein du Royaume de Prusse (1701-1918).

    La population polonaise, qui constitue plus de 10 % de la population de la Prusse en 1871, est concentrée dans quatre régions : la Posnanie, la Prusse occidentale, la Prusse orientale, la Silésie. La Silésie est prussienne depuis 1740 (...) La politique de germanisation a contribué à renforcer le mouvement national polonais, alors que son but était de l’éradiquer.(...) Le nationalisme polonais a gagné toutes les couches sociales et toutes les régions de l’Est. Il s’est aussi radicalisé en se popularisant. Même en Haute-Silésie, où la nationalité était incertaine, il y a une prise de conscience de la «polonité». La paix civile qui régnait entre catholiques allemands et polonais à l’intérieur du Zentrum a été rompue et, en 1912, la moitié des électeurs polonais de Haute-Silésie vote pour un candidat polonais.( Le Reich allemand et les minorités nationales. C. Baechler, 1996)

    A l'issue de la première guerre mondiale, les villes de Breslau / Wroclaw (Basse-Silésie), Oppeln / Opole, Beuthen / Bytom (Haute-Silésie) restèrent à l'Allemagne, tans que la ville de Kattovitz / Katowice (Haute-Silésie) échut à la Pologne. L'impérialisme français (troupes du général Le Rond) fut partie prenante d'affrontements sanglants :

    Trois soulèvements sanglants [17 août 1919, 20 août 1920 et 3 mai 1921], suivis de trois plébiscites suspects de fraude, allaient être nécessaires pour régler tant bien que mal la question silésienne. (...) la Société des Nations (...) accorda 29% de la Hautes-Silésie aux Polonais, avec 46% de la population et surtout la plupart des richesses minières et industrielles. (...) Une diète régionale avec représentation allemande et polonaise était instituée. les deux nationalités n'allaient plus cesser de s'y affronter et d'aggraver leur antagonisme jusqu'en 1939.

    Daniel Beauvois - Histoire de la Pologne, 1995).

  2. En français dans le texte
  3. En allemand dans le texte : farce, blague.
  4. Le congrès du parti
  5. Dictum sapienti sat est ! Une parole suffit au sage ! Exclamation de Saturion, personnage de la pièce de Plaute Le Perse, acte IV scène VII (Théâtre complet II, Plaute éd. Gallimard, coll. « Folio », p. 699, vers 729)

    [Un] esprit démocratique inspire les oeuvres de Plaute (Titus Maccius Plautus, 254-184 environ), un pauvre immigrant de Lombrie. Après avoir essayé, à Rome, de toutes sortes de professions, entré au théâtre dans le personnel de service, devint lui-même l'auteur de comédies très populaires (...) Leur action se passe en Grèce, mais tout en prétendant se moque des "moeurs grecques" il laisse entendre qu'elles ne sont pas étrangères à rome. Sa verve satirique s'en prend surtout à certains aspects de la nouvelle société romaine, profondément odieux au peuple : la soldatesque triomphante (Le soldat fanfaron), à la soif des richesses (La marmite). En même temps il montre une vive sympathie à l'égard des pauvres et même des esclaves (Stichus).

    Histoire de l'Antiquité - Editions du progrès

  6. En allemand dans le texte : braillard, fanfaron, bravache, tartarin
  7. Le SPD était organisé selon des divisions géographiques. l'unité de base était, d'après les statuts, celle de la circonscription électorale, et en pratique la section locale.(...) La plupart des délégués au Congrès étaient mandatés par les sections correspondant aux circonscriptions électorales.(JP Nettl, pages 129-130)
  8. En polonais : Bytom
  9. En allemand dans le texte : l'argent du voyage
  10. En allemand dans le texte : argent du voyage
  11. En allemand dans le texte : ci-joint, ci-inclus