Lettre à Léon Trotski, 26 mai 1928

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Cher L.D.,

Votre dernière lettre, du 5 mai (votre date) porte le cachet de la poste d'Alma‑Ata du 7 mai et m'a été délivrée le 24 mai, ce qui fait tout de même moins d'un mois et six jours.

De façon générale, j'ai remarqué pour plu­sieurs lettres que j'ai reçues ici une différence entre les dates de l'expéditeur et celles de la poste, ce qui me fait supposer qu'il y a un double travail de la part de la censure (à l'expédition et à la réception). Une rationalisa­tion dans ce domaine ne serait pas inutile puisque tous les chemins mènent au même endroit.

J'ai reçu en mai une lettre de Radek. Il y a dedans une phrase qui exige une réponse que j'ai essayé de fournir. Il écrit que, du point de vue de sa composition prolétarienne, la "majorité" du parti est un peu meilleure que ce que nous l'avions supposé auparavant.

Tout d'abord, on ne voit pas bien ce qu'il entend par "composition prolétarienne". Je lui ai fait remarquer ensuite que lorsqu'il la supposait pire que maintenant, la majorité ne faisait pas arrêter et exiler les ouvriers bolcheviques par centaines. Radek a commencé à avoir une meilleure opinion de la composition prolétarienne du parti précisément au moment où les arrestations d'ouvriers bolcheviques ont pris un caractère de masse.

Maintenant au sujet de la lettre‑thèse de Préobrajensky. Vous en aviez certainement pris connaissance. Je lui ai tout d'abord répondu par ce télégramme : "Moins d'empressement, moins d'exagérations, moins d'illusions, rappelez‑vous le 5 décembre 1923." Ensuite je lui ai envoyé une courte lettre.

De façon générale, tout le monde discute la question : "Y a‑t‑il un nouveau cours et s’il existe, quelle doit être notre attitude ?". La jeunesse mène une discussion très passionnée.

Comme vous, j'ai une très grande vénération pour Chtchédrine. Mais je pourrais citer par cœur une page entière de l'Asile Monrepos. Vous rappelez‑vous de ce personnage qui décide de s'occuper, des affaires "internationales" ?

Il a entendu dire que le gouvernement tsa­riste, après avoir gracieusement libéré les "petits frères" bulgares, a décidé de les honorer d'une Constitution. Il s'est renseigné auprès d'un politicien bulgare : "Est‑il vrai que vous allez avoir une Constitution ?". Et l'autre de lui répondre : "En effet, nous aurons une Constitution, c'est‑à­-dire un Règlement des Interdictions".

Le journal de Koubizovsk a publie le dis­cours de Staline prononcé devant l’assemblée de Moscou dans une rédaction un peu modifiée. La Pravda avait écrit : "Nous devons, camarades, laisser ouverte la soupape de l'autocritique". Dans le journal de Koubtzovsk, on a écrit : "Nous devons, camarades, laisser ouvert le piège de l'autocritique"[1].

Laquelle de ces deux rédactions est la plus exacte (…) ? Qu'allons‑nous avoir : autocritique ou article 58[2] ? La Constitution ou le Règlement des Interdictions ?

Selon moi, tout pronostic serait prématuré. Il y a un fait acquis, c'est que, précisément après le plénum du C.C. d'avril, c'est‑à‑dire après les décisions sur l'autocritique, les arrestations ont redoublé. Le cas de Bleskov est tout à fait caractéristique. Parmi les coupures de presse que je vous ai envoyées, il y avait une lettre d'un serrurier de l'usine Petrovsky adressée à Zatousky. Dans cette lettre, le serrurier Bleskov faisait part à Zatousky de ses doutes : un abîme s'est creusé entre les ouvriers et le parti. Il est honteux de se taire, mais il est défendu de parler; le bourgeois spécialiste peut impunément brimer les ouvriers, etc.

Cette lettre n'était pas destinée à la publication. Mais Zatousky l'a adressée à la rédaction avec une présentation très flatteuse. Si elle avait été rédigée par un Oppositionnel, on aurait donné à toute l'affaire une explication bien simple : les Oppositionnels sont d'éternels pessimistes, des gens sans foi, des paniquards qui ne voient pas les côtés positifs, etc. Zatousky est le président de la commission centrale de contrôle du parti de l'Ukraine; il pourchasse, non sans succès les Oppositionnels, et c'est lui qui a recommandé la lettre de Bleskov en disant qu'elle traduisait fidèlement la volonté et la pensée du prolétariat.

La Rabotchaïa Gazeta a désapprouvé Bleskov et Zatousky en termes très violents. Une page entière était intitulée "Contre les paniquards et les pleurnichards". Une autre parlait des "révélations de Bleskov et de l'extase déplacée de Zatousky". L'article qualifie de malhonnête et de contre-révolutionnaire la critique de Bleskov et son auteur s'étonne beaucoup que Zatousky ait pu présenter cette lettre comme l'expression de la pensée des ouvriers les plus avancés.

Je vous ai déjà écrit que cette attaque de la presse avait été inspirée par le C.C. Des faits nouveaux sont venus confirmer cette hypothèse. Il y a quelques jours, l'éditorial de la Pravda, en commentant le mot d'ordre dé l’autocritique, désignait la lettre de Bleskov comme un échantillon de la critique malsaine et dangereuse. Pourtant, Bles­kov est un vieux rabcor[3] (…), bien connu des rédactions. Sa lettre est pénétrée de la douleur que peut éprouver tout pro­létaire honnête à qui l’œuvre de la révolution est chère.

Un menchevik pourrait‑il critiquer avec tant de soin toutes les imperfections de notre appareil d'État et faire en même temps des propositions pratiques ? Et pourquoi irait‑il se plaindre personnellement à Zatousky ? Enfin on ne peut pas faire fi du témoignage d'un fonctionnaire aussi éprouvé que Zatousky. Il est impossible qu'il puisse confondre la critique d'un pleurnichard menchevik avec celle d'un simple et honnête ouvrier.

Pauvre Zatousky ! Il a perdu tout sens de la réalité. Et comment va-t-il se réhabiliter maintenant ?

Dire qu'il y a encore des optimistes pour croire à ce fameux "cours à gauche" ! Si même un Zatousky est devenu suspect, quelle preuve faut‑il encore ? Si vous connaissez des optimistes de ce genre, apprenez‑leur cette histoire de la chute de Zatousky.

En voici une autre. Tout de suite après la publication de la lettre de Bleskov sur le "banditisme paperassier" dont toutes nos usines sont atteintes, la Centrale pour I'"Economie nationale de l'Ukraine" a fait faire une enquête qui a confirmé l'exactitude des dires de Bleskov.

Cela n'a pas empêché Petrovsky (… ) de déclarer à la conférence des rabcors qu'il ne trouvait dans la lettre de Bleskov que... cynisme et vantardise. Ce sont là ses propos authentiques ! Belle démonstration de monolithisme et de l'homogénéité de la direction en Ukraine ! Petrovsky qualifie de "cynisme" et de "vantardise" ce que Zatousky reconnaît comme l'expression véritable de la pensée des ouvriers.

Et le prolétariat ukrainien lit tout cela et se demande : "Qu'allons‑nous avoir, l'autocritique ou l’article 58, la Constitution ou le Règlement des, Interdictions" ? Je crois que c'est là un fait d'une énorme importance politique.

A propos, savez‑vous qui était secrétaire régional à Stalino ? Le fameux Moïoseenko, qui est devenu tristement célèbre par ses interventions permanentes au XIV° congrès. Il gueulait tellement que Zinoviev lui avait dît : "Toutes vos "répliques'' réunies formeraient le plus long discours du congrès''. Je me rappelle la face répugnante de ce personnage : un visage d'habitué des salons de thé des "Cent noirs" (…) que le tsarisme utilisait dans les pogromes.

C'est ce type qui gouvernait à Yousovka, aujourd’hui Stalino. Un jour le C.C. lui a infligé un blâme public pour ivrognerie, vol et débauche On lui a également interdit d'occuper des postes responsables. De Stalino, il s'est barré à Poltava. C'est là qu'il a appris officiellement la décision du C.C. concernant ses exploits de Stalino. Un camarade exilé de Poltava m'a raconté comment ce Moïsseenko portait "fièrement" la bannière du léninisme à 100 % dans la dernière discussion.

Nos Oppositionnels de Poltava se sont conduits comme des poules mouillées. Alors qu'ils avaient entre les mains des documents accablants pour ce personnage, ils ont hésité à démasquer ce ''chef" et à démontrer aux ouvriers la pourriture du régime stalinien qui tolère de pareils dirigeants du parti. Ils disent qu’ils ne voulaient pas mélanger les sales affaires de ce type avec la discussion sur les principes.

Quels naïfs ! C'était d'autant plus né­cessaire que l'affaire de Stalino, l’affaire Moïsseenko, était déjà jugée alors que Moïsseenko régnait à Poltava. Le jour­nal avec la résolution du C.C. était arrivé pendant le plé­num du comité régional que présidait Moïsseenko. Les délégués se passaient en cachette le journal avec la résolution, et le ''léniniste à 100%'' continuait à présider l'assemblée.

Je vous assure, mon cher L.D., que pas un des délégués n'a osé dire à ce flibustier : "Fous le camp, vaurien, le C.C. t'a chassé de tout poste responsable !". Non, ils étaient là, la Pravda à la main, à attendre. Ce n'est que quand le journal lui est tombé entre les mains que notre "héros" s'est barré du plénum et a quitté Poltava.

Est‑il spectacle plus déprimant que celui de ces délégués qui restent muets, écoutant docilement le bavardage d'un gredin, désavoué par le pouvoir central ? Quel Gogol, quel Chtchédrine pourrait peindre lâcheté plus concentrée, plus répugnante ? Que peut‑on exiger des simples militants de cette saine organisation stalinienne (avec ou sans guillemets) si les membres du comité, résolution du C.C. à la main, restent hypnotisés comme un lapin devant le serpent ? Ils se disent : le C.C. est loin, tandis que Moïseenko est là. Celui qui, devant de tels cas, parle de la santé de l'organisation ressemble à ce malade naïf qui dit au médecin : ''D’une façon générale, je me porte bien, mais je ne sais comment mon nez a disparu" !

Nous avons en effet à Stalino, à Smolensk, à une véritable paralysie de plusieurs organisations. Et le procès de Chakhty (…) ? J'ai lu avec beaucoup d'attention l'acte d'accusation contre les inculpés. Cela fait l'impression d'un drame dans un désert. Point de parti ni de syndicat ni de soviet ni d'Inspection ouvrière et paysanne ni d'organisation de l'économie nationale – aucun obstacle : Cette absence totale est terrifiante ! Vous rap­pelez-vous la brochure de Lénine, Les Bolcheviks garderont‑ils le Pouvoir ? Lénine y mettait toute sa confiance, dans chaque ouvrier, dans chaque soldat, dans chaque ouvrière, pour l’œuvre de construction de l’État soviétique. Et maintenant, à sa onzième année d'existence, un pareil désastre dans le bassin du Donetz !

Je reviens à mes réflexions sur le système. Cher L.D., il faudrait penser à cela même du point de vue de l'avenir. Le régime stalinien mis à part, il reste tou­jours la question de savoir jusqu'à quel point ce système combiné d'État‑syndicat‑coopérative‑jeunesses, permet de tout voir d'en haut ?

Prenez Smolensk, par exemple. Il y avait à la tête de ce district de véritables bandits. Il ne s'est pas élevé à la base une seule voix pour dénoncer devant le C.C. cette bande. Des milliers de receleurs muets avec en po­che leur carte du parti (à propos, les sans‑parti écœurés l'appellent la "carte de pain"), et, en haut, une nuée d'instructeurs et de contrôleurs qui viennent inspecter, réviser, donner des directives à toute la région de Smolensk, chacun dans sa branche (parti, jeunesse, syndicats, commissariats, coopératives, etc…) Il me semble que si j'étais venu envoyé par n'importe laquelle de ces organisations dans cette ville gouvernée par une bande de compères dont les exploits sautent aux yeux, j'aurais vu tout de suite qu'il y avait dans la région quelque chose qui clochait. Et si les dirigeants du parti sont ainsi, comment doivent être les "économistes", les commerçants, les coopérateurs, qui, eux, touchent de près la NEP ? Et encore un détail bizarre : dans toutes ces affaires (Artemovsk, Stalino, Smolensk, outre Chakhty), le G.P.U. n'a joué aucun rôle. Ainsi, toutes ces sauterelles d'instructeurs, contrôleurs et réviseurs n'ont rien vu et ils ont apposé leurs signatures au bas de procès-verbaux qui assuraient toujours que les choses étaient "en parfait état".

Une autre nuée de sauterelles reste au centre, pour pâlir sur les­ comptes‑rendus, diagrammes, tableaux, qui reposent sur les procès-­verbaux provenant des Smolensk, Artemovsk, Stalino et autres. Ces tableaux et diagrammes servent à leur tour de matériel pour les rapports et exposés des congrès où l'on prononce des discours de six heures. Même au congrès des jeunesses, un certain Roukhimovitch accompagne son exposé interminable de longs et non moins interminables diagrammes sur l'industrie. Si on pense que, sous la direction de Lomov, la direction du bassin du Donetz a pu tomber aux mains des contre-­révolutionnaires, on voit le prix qu'il faut attacher la statistique et au contrôle.

Mais combien d'argent nous a coûté le con­trôle et la comptabilité de l'économie de Smolensk‑Artemovsk-Stalino ? Bien entendu, je ne suis pas pour la suppression des chiffres, mais je pense qu'on a englouti là trop de ces millions dont nous avons tellement besoin pour l'industrialisa­tion, les logements, l'instruction, etc. Or il nous faut, à la place de cette information mensongère, trouver les moyens d'une information juste qui refléterait le véritable état de choses.

Regardez où nous mène cette absurdité de paperasses et du bureaucratisme. J'ai eu l'occasion de voir au Conseil de l'économie nationale le système très ingénieux­ du mouvement des dossiers entre les différents services. Comme je l'ai dit, il est très ingénieux. Mais voilà ce qui se passe au bout. Il y a là-bas un petit homme qui ne fait que coller les timbres sur les papiers à expédier et les poste. Un tra­vail comme un autre, et pas trop compliqué. Mais voilà que notre homme se met à boire de la vodka qu'il se procure contre les timbres dont il dispose : les paquets, il les entasse dans une vieille armoire. La moitié du courrier du C.E.N. allait à la poste, tandis que l'autre restait tranquillement dans son armoire. On n'a découvert cette affaire que longtemps après que l'ivrogne ait été chassé de cette administration. Quel­qu'un a par hasard ouvert la, vieille armoire et y a trouvé tout le stock des paquets et de la correspondance du C.E.N. Il faut croire que le mécanisme de tout le travail du C.E.N. est conçu de façon que le contrôle automatique de tous les rouages de l'appareil soit impossible.

Essayez de remonter les pièces d'une automobile et d'en oublier une seule : cela se verrait avant même qu'on l'ait mise en marche. Et si la C.E.N. envoyait des paquets urgents et même très urgents, par exemple pour la campagne de la sidérurgie, et ni en haut ni en bas on ne s'est inquiété, dans le moindre rouage du mécanisme de la C.E.N. de ces paquets enfouis dans une armoire.

Que les paquets arrivent destination ou qu'ils soient enfouis dans quelque lieu sûr ‑ nos scri­bouillards ne s'inquiètent pas pour si peu. Leur travail est­-il d'une quelconque utilité pour quiconque ? Cela ne les tour­mente pas. Sur la Vieille Place, l'appareil de Staline a gros­si jusqu'à 12 000 personnes. Et à Kherson, et à Odessa ! Tout le monde connaît maintenant l'affaire du fameux Astakine, à Vladimir, une affaire qui a été étouffée par ses protecteurs et qui ressemble beaucoup à celle de Smolensk : on a découvert là l'existence d'un fond de deux millions placé à la disposi­tion de comité régional, destiné à la corruption de l'appareil pour s'assurer de sa docilité au secrétariat. Et la même histoire se répète dans bien d'autres endroits.

Non. A part la démocratie intérieure dans le parti, il nous faut encore réviser soigneusement le fonc­tionnement de tous les autres appareils. Il n'est pas inu­tile de se rappeler notre petit mécanisme oppositionnel du temps de la discussion. Une pièce, une dactylo, un téléphone. Contre nous ‑ tout le Léviathan d'Ouglanov (…) avec ses rayons et ses institutions "accessoires" qui se trouvent non loin de la Miasnitskaïa. Et on luttait quand même…

  1. Les mots « soupape » et « piège » sont très proches en russe.
  2. L’article 58 du code pénal soviétique était celui qui autorisait la répression des activités contre-révolutionnaires. Il sera amplement utilisé contre l’Opposition de Gauche.
  3. Rabcor : correspondant ouvrier.