Lettre à Léon Sedov, 6 décembre 1931

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Mon cher Ljova,

De quoi rendre complètement fou qu'en plus des autres circonstances difficiles, ton coup de froid ait trainé si longtemps. J'espère que cette lettre au moins te trouvera sur pieds.

C'est bien que la brochure allemande paraisse bientôt : elle est incomparablement plus importante que le Bulletin. J'espère qu'elle sera diffusée aussi largement que possible, y compris aux publications communistes de province. Elle doit inévitablement engendrer une polémique. De telles polémiques ne peuvent être qu'utiles au communisme en général et à l'Opposition de gauche en particulier.

J'espère que la traduction allemande arrivera avec les deux insertions.

Cinq exemplaires de "L'Ecole de Falsification" sont arrivés. D'ici je pense que je n'en enverrai qu'un exemplaire à A.K. Kliatchko - aucun à qui que ce soit d'autre -.

Ta lettre à Lacroix du 15 novembre est tout à fait impeccable. Elle rend d'autant plus incompréhensible la lettre de Lacroix lui même. J'attends une réponse de Nin à qui j'ai envoyé une seconde lettre en réponse à sa lettre dans laquelle, tout en restant entêté, il admet néanmoins avoir exagéré dans la "formulation". J'y vois le début d'une reconnaissance de fait de son erreur. J'espère que tu as envoyé très vite à Lacroix la traduction de ma longue lettre à Nin là dessus ?

En ce moment, il me semble que Well doit prendre sur lui l'initiative. Ce n'est pas de Lacroix qu'il s'agit, mais avant tout du secrétariat. La première tâche du secrétariat est d'adoucir et d'éliminer les conflits accidentels, personnels, organisationnels, sans principes. Entretemps, Mill, pour des raisons qui n'ont rien de commun avec les intérêts du marxisme ou du communisme ou de l'Opposition de gauche, aggrave tous les conflits et empoisonne l'atmosphère. Je crois qu'il faut demander formellement au secrétariat, par un vote nominal, de prendre position sur le fond du conflit. Well pourrait présenter la résolution avec toi. La résolution devrait être prudente et conciliatrice, mais devrait établir :

a. que Molinier était exclusivement guidé par les intérêts de l'Opposition de gauche et de la révolution espagnole,

b. que s'il n'a pas tenu sa promesse, c'est pour une raison qui tient dans une large mesure à des circonstances qui échappent à son contrôle,

c. que les désagréments consécutifs au fait que l'argent n'a pas été envoyé constitue la maladie habituelle, pour de pas dire " professionnelle " d'une jeune organisation révolutionnaire,

d. finalement que la décision de publier un hebdomadaire n'était pas une idée de Molinier tout seul, qu'un certain nombre de camarades dirigeants et le secrétariat international lui même avaient la même idée et que faire de Molinier le bouc émissaire du manque général de fonds est au minimum inadmissible. En même temps le secrétariat appelle de nouveau chacun à venir en aide à l'Opposition de gauche espagnole, considérant l'incident comme clos et recommandant à tous ceux qui y ont été mêlés de ne pas y revenir. Peut être plus doux, mais bien sur cette ligne.

Quant à la sortie absurde et monstrueuse de Lacroix te concernant, je conseillerais de ne pas laisser cette affaire se développer, te bornant à envoyer une copie de ta lettre à Lacroix aux individualités et organismes auxquels Lacroix a envoyé sa propre lettre. Pour le moment, tout en attendant une lettre de Nin, je ne lui répondrai pas. Il faut isoler Lacroix sur cette question puis lui donner une gentille correction. Il est néanmoins évident qu'il est complètement fou.

Il y a un trou dans ma dernière brochure : les rapports entre le P.C. et la social démocratie. Pourtant je peux écrire sur ce thème une autre brochure dans deux ou trois semaines environ. En ce moment, je veux formuler (ou plutôt répéter), pour orienter l'Opposition de gauche, quelques idées fondamentales.

Le P.C. soutient qu'il est impossible de détruire les fascistes sans écraser la social-démocratie. C'est exact. Mais ça n'améliore pas la situation de se contenter de le répéter.

Cette assertion, sous cette forme absolue et non dialectique que, sans écraser la social-démocratie, il est impossible d'écraser les fascistes, ne peut que semer le pessimisme. En réalité : avant une victoire fasciste en Allemagne, le temps est mesuré en mois, sinon en semaines. Cependant que cette période ne suffit nullement pour la destruction de la social démocratie.

A une échelle historique, elle est correcte sans conditions, mais si elle devait se transformer d'idée stratégique en idée tactique, ou d'idée dialectique en idée métaphysique, elle détruirait la révolution. Kornilov se trouvait à une journée de marche de Pétrograd et même moins, mais pour une victoire sur Kerensky, il nous a fallu deux mois. En quoi a consisté notre tactique ?

A la fin août, nous avons porté à Kornilov un coup frontal et à Kerensky …un coup de côté. Cela veut dire que nous n'avons pas appelé les masses à détruire Kerensky avant d'avoir détruit Kornilov non, nous accusions Kerensky de mal combattre Kornilov. Et nous lancions cette accusation contre tous les conciliateurs. Une vague d'accusations s'est élevée du sommet à la base, de la base au sommet : au comité exécutif central, au Soviet, dans les syndicats, dans les usines, partout où les bolcheviks appelaient à lutter contre les Kornilovistes, introduisant des propositions spécifiques adaptées aux conditions de l'usine, du régiment, de l'institution, de la ville, du pays, sur cette base ils se sont emparés de l'hégémonie, ont critiqué, dénoncé et affaibli les conciliateurs. En ce moment, une attaque frontale contre la social démocratie ne ferait que servir les fascistes d'un côté, la social démocratie de l'autre. Les millions d'ouvriers social démocrates qui votent pour ce parti le considèrent d'une façon ou d'une autre comme leur parti, si on leur dit qu'il faut l'écraser avant que les fascistes puissent être vaincus, cela leur portera un tel coup qu'ils se tourneront contre les communistes. Si on montre seulement à ce même travailleur ce que, dans les conditions données, on peut faire contre le fascisme et que les dirigeants social démocrates ne font pas (dans les comités d'usine, les syndicats. la ville, au parlement) cela, à soi seul, va pousser ce travailleur du côté du communisme.

C'est là qu'est toute la différence. Les braillards et les gribouilleurs de la bureaucratie stalinienne enroués à force de crier peuvent prétendre que cette distinction n'a pas d'importance, mais dans la situation donnée en réalité, elle tranche la question. Je n'ai pas le temps maintenant ni la possibilité de développer cette idée, mais peut être même ces allusions vont-elles suffire.

Je n'ai pu lu ce qu'a dit Souzo : s'il s'est permis des déclarations déloyales ou incorrectes, il faut bien entendu le contrer.

Qui est Oscar S(chüssler) ? Je ne comprends pas. Peut être Fr(ankel) en sait-il quelque chose ?

Je ne comprends pas le comportement de Frank. Qu'y a t il avec lui des frictions avec Molinier, ou quoi ? Comment va t il rester dans le secrétariat ? Est-il solide ? En tout cas, pour faire une résolution sur la ligne indiquée plus haut (sur les affaires espagnoles), il faut sonder à l'avance et Frank et Myrtos, c'est à dire qu'il faut s'assurer une majorité tout à fait solide et on ne doit pas permettre à Mill d'introduire un de ces additifs petits et bas pour lesquels il a un goût particulier.