Lettre à Léon Sedov, 25 janvier 1932

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Mon cher Ljova,

1 . Frank ne laisse pas passer une seule occasion de faire une bêtise. La direction de la Ligue a adopté une résolution pour que les bordiguistes soient invités au secrétariat. Il est difficile d'imaginer plus grande idiotie. Ce qui est nécessaire avec les bordiguistes, c’est une polémique principielle pour tracer des lignes de démarcation. Sur toutes les questions, théoriques et pratiques, ils ont toujours été et seront toujours contre nous parce qu'il y a des méthodes différentes, une formation différente. Les inclure dans le secrétariat signifie en faire un organisme de discussion, pas de travail pratique. Une petite lutte interne à l'intérieur du secrétariat va conduire inévitablement à une explosion et une scission avec les bordiguistes - pas sur une base de principes, mais sur celle d'une querelle interne. On n'a rien à comprendre, ni politiquement, ni organisationnellement, à s'engager dans cette voie. Je suppose que c'est une initiative de Treint qui cherche quelque appui ici ou là ; mais les autres qui ont soutenu cette initiative ont bonne mine et Frank qui "de façon générale" ne croit pas Treint a soutenu ses propositions les pires dans les questions pratiques les plus importantes, a particulièrement bonne mine.

Après que Frank ait fait la proposition d'exclure Naville, sans avoir rien préparé, il est allé avec Naville à l'ambassade russe pour une question précise. Ils se sont comportés comme de vrais gamins. Toute leur attention s’est réduite à une conversation avec le concierge. Et ce sont des révolutionnaires !

2 . L’ethnologue allemand Kirchhoff que et Roman et Sénine connaissent, devait aller en Afrique du Sud pour une expédition scientifique. Quelqu'un l'a dénoncé comme communiste. Le gouvernement sud-africain a refusé de lui donner un visa, l'institut scientifique a rompu toutes relations avec lui. Maintenant Kirchhoff et sa femme sont à Londres ( s'ils n’en sont pas déjà repartis). J’ai reçu de lui une lettre qui m'a fait une très bonne impression. Il maîtrise parfaitement allemand et anglais, moins bien français et espagnol. Il demande s'il n’est pas possible de trouver pour lui quelque travail à Constantinople (leçons de langue). En dehors de cela, il se prépare à écrire quelques articles de vulgarisation sur l'ethnologie pour diverses publications européennes. Sa femme étudie la profession de tailleur et avec une associée elle a même eu son propre atelier à Berlin. Il demande s'il serait possible de trouver pour elle aussi un travail approprié ici. Tout cela pour se fixer ici et m’aider dans mon travail. Entre-temps, je lui ai répondu qu’il n'y avait ici aucun espoir de trouver du travail, mais que si la question de son voyage ici était tranchée de façon positive, lui et sa femme pourraient vivre avec nous. Sur ce sujet cependant, je ne peux donner une opinion catégorique, bien entendu parce que je n’ai pas assez d'information sur eux deux. Ils vont aller à Berlin en passant par Paris (apparemment). A Paris, Raymond les verra (si ça marche). A Berlin, il sera essentiel que tu le rencontres et que tu aies toutes les informations de Roman et S(énine). K(irchhoff) lui-même écrit que, bien entendu, il serait nécessaire maintenant d’être à Berlin mais qu’à cause de tout son passé, il n'est pas excellent dans le travail d’organisation et pense qu'il serait plus utile à la cause en collaborant avec moi. Raymond et Jan en ont tiré la conclusion qu’il n'est pas " pratique " et donc qu'il ne convient pas pour les conditions locales où un tas de corvées retombent sur Jan mais, au cas où il part, devront reposer sur le nouveau camarade. Il faut aussi étudier sous cet angle si K(irchhoff) et sa femme conviendraient.

3 . A Paris est né un projet de photographier mon ici à Constantinople ; sous la forme d'un véritable film. Un tel film serait naturellement interdit partout mais pourrait être montré en privé. Les frères Molinier croient - non sans raisons – qu’on pourrait l'exploiter pour des objectifs d’agitation aussi bien que financiers. Le compte rendu lui-même serait plus ou moins "neutre", de façon à rendre difficile son interdiction par la censure ; tout reviendrait à la personnalité de l'auteur plus qu’à son contenu. Je pense qu'une chose comme celle-là peut-être organisée plus facilement en Allemagne qu’en France, en dépit de la grande acuité de la crise. Le mieux serait d’essayer de voir par les Pfemfert.

4 . Mill est arrivé à un accord avec Shachtman sur un voyage d'affaires en Amérique. Ce pourrait être la meilleure des choses, mais les Espagnols s'en sont mêlés en donnant à Mill un mandat de représentant au secrétariat. Il y a longtemps que cette intrigue a été bâtie. Elle est fatale à Mill et aux Espagnols. Mais il n'y a pas à protester. S'il peut aller à Berlin qu'il y aille. Il est peu probable qu'il s'y décide, pour la raison que les Espagnols ne financeront certainement pas cette entreprise. En tout cas, à mon avis, il faut prendre sur cette question une position purement passive.

5 . Sur la question du secrétariat, autant que je sache, jusqu'à maintenant les sections russe, belge, allemande, française se sont plus ou moins exprimées dans notre esprit, alors que la section espagnole est pour Mill. La lettre de Souzo (la dernière) semble attester le fait que la nouvelle position italienne coïncide avec notre idée. Il faut arriver là-dessus à une clarté totale. J’espère que les Américains vont désavouer le comportement ambigu de Shachtman. Autant que je sache, il n'y a pas encore de réponse des Grecs. Mais on peut espérer que cette réponse sera favorable. Ainsi l’affaire va culminer dans un bloc des Espagnols avec le groupe juif de Paris. Lacroix est évidemment irremplaçable. Il faut laisser les Espagnols livrés à eux-mêmes pour un certain temps jusqu'à l’inévitable différenciation interne. Naturellement le secrétariat maintiendra avec eux des relations correctes, écartant toute querelle.

6 . La lettre de Zimmer est très intéressante et me donne quelques solides points d'appui. Je lis aujourd’hui la lettre de Kh.

L’article de l'ingénieur n’est pas mauvais. Le titre naturellement ne va pas. Une mauvaise partie de l'article, c'est quand il reconnaît que le gouvernement de Brüning était "le moindre mal". Bien sûr il le fait d'une façon qui est en essence juste et intelligente, opposant cette reconnaissance à la politique de la social-démocratie et en faisant le point de départ de l'action révolutionnaire. Mais hélas, il est trop subit et compliqué ; l'expression "moindre mal" a été mise en circulation précisément comme formule de la social-démocratie. Aussi cette partie de l'article est-elle nuisible et dangereuse. Mais en général cet article, malgré l'exposé schématique, contient un certain nombre d’idées valables. Je pense que l'auteur est la même personne dont la lettre sur la grève générale etc. Je l'envoie à la direction pour une réaction.

7 . En ce qui concerne les comptes financiers avec l'Amérique, je ne peux rien ajouter ici à ce que j'ai déjà écrit dans mes lettres antérieures. J’ai peur que si on continue à traîner ainsi cette question perde tout son intérêt car l'argent va sans doute être payé dans les tous prochains jours et il est peu vraisemblable qu'il traîne encore.