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Special pages :
Lettre à Karl Marx, 9 décembre 1837
Auteur·e(s) | Heinrich Marx |
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Écriture | 9 décembre 1837 |
Trèves, le 9 décembre 1937.
Mon cher Karl,
Quand on connait son point faible, ont doit prendre des mesures en conséquence. Si je voulais aujourd'hui écrire comme d'habitude une lettre d'un seul tenant, l'amour que je te porte me ferait finalement adopter le ton sentimental, et ce que j'aurais écrit en premier serait d'autant plus inutile que tu ne relis jamais une lettre — à ce qu'il me semble du moins — et ce à juste titre, car à quoi bon relire quand ce qu'on écrit en retour n'est jamais une réponse ?
Je vais donc donner libre cours à mes accusations sous forme d'aphorismes, car ce sont vraiment des accusations que je formule. Afin de me les rendre claires à moi-même et de te les faire avaler comme des pilules, je pose des questions auxquelles je compte répondre tout à fait a posteriori.
1. Quel est le devoir d'un jeune homme, à qui la Nature a sans conteste donné un talent exceptionnel, en particulier
a) quand il vénère son père et sa mère (celle-ci comme un idéal) ainsi qu'il le donne à penser et comme je le crois d'ailleurs volontiers ;
b) quand il enchaîne à son destin une des plus nobles jeunes filles, sans interroger ni son âge, ni sa situation ;
c) et quand il a de ce fait mis une très honorable famille dans une situation telle qu'elle doit approuver une liaison qui, à ce qu'il paraît et selon le déroulement normal des choses, est pour cette enfant très-aimée pleine de périls et de sombres perspectives ?
2. Tes parents avaient-ils quelque droit d'exiger que ta conduite, ta façon de vivre leur procure de la joie, ou au moins quelques instants joyeux, et fasse fuir autant que possible les idées sombres ?
3. Quels ont été jusqu'ici pour tes parents les fruits de tes magnifiques dispositions naturelles ?
4. Quels ont été ces fruits pour toit-même ?
En fait je pourrais et je devrais peut-être m'arrêter ici et te laisser le soin de répondre et de développer. Mais je me méfie en l’occurrence de toute veine poétique. C'est prosaïquement, à partir de la vie réelle, telle qu'elle est, que je veux répondre, au risque d'apparaître bien trop prosaïque aux yeux de M. mon fils.
L'humeur dans laquelle je me trouve est en fait rien moins que poétique. Avec une toux qui dure depuis un an et qui rend mon travail pénible et avec la goutte qui est venue s'y ajouter depuis peu, je me trouve moi-même plus chagriné qu'il conviendrait, et je m'irrite de ma faiblesse de caractère, ce qui fait que tu ne peux attendre rien d'autre que les développements d'un homme vieillissant et grincheux, qu'irritent les éternelles désillusions mais est surtout fâché de devoir mettre sous les yeux de sa propre idole un miroir où ne se reflètent que des figures caricaturales.
Réponses, voire griefs :
1. Des dons méritent et même exigent que l'on montre de la gratitude ; et comme de magnifiques dont naturels sont certainement de tous les dons les plus beaux, ils exigent la gratitude à un degré plus élevé. Mais la seule façon de montrer de la gratitude à la Nature c'est de faire de ses dons l'usage qu'il convient, et s'il m'est permis d'employer une tournure en usage, de faire valoir son talent.
Je sais bien ce qu'on doit répondre en style plus noble : que ces dons doivent être utilisés au perfectionnement de soi, et ce n'est certes pas cela que je contesterai. C'est d'accord, on doit les utiliser pour son propre perfectionnement. Mais comment ? On est à la fois être humain, esprit, et membre de la société, citoyen. Donc un perfectionnement physique, moral, intellectuel et politique. Ce n'est que lorsqu'on réussit à mettre de l'unité et de l'harmonie dans les efforts pour atteindre ce noble but que se manifeste un ensemble beau et plein d'attraits que Dieu, hommes, parents et fiancée auront plaisir à voir, et qu'on pourrait qualifier de composition plastique plus vraie plus naturelle que la rencontre d'un vieux camarade d'école.
Mais je te le répète, c'est seulement dans l'effort fait pour répartir le perfectionnement dans toutes les directions, dans une proportion égale pour toutes les parties qui composent l'homme, que se manifeste la volonté de se montrer digne de ces dons ; seule l'égalité de cette répartition peut mener à la belle construction, à la véritable harmonie.
On peut dire que, s'il est concentré sur un point particulier, l'effort le plus sincère non seulement ne donne aucun résultat, mais donne naissance à des caricatures ; l'effort sur le plan physique donne un dandy, sur le plan moral un rêveur exalté, sur le plan politique un intrigant et sur le plan intellectuel un ours savant.
a) Oui, un jeune homme devait se proposer un tel but, s'il voulait vraiment donner de la joie à ses parents — en laissant à sont cœur le soin d'apprécier tout ce qu'ils ont fait pour lui ; et surtout s'il savait que ces parents plaçaient en lui leurs plus belles espérances.
b) Oui, il devait tenir compte du fait qu'il avait endossé une responsabilité peut-être trop grande pour ses jeunes ans, mais d'autant plus sacrée, et se sacrifier lui-même au bien d'une jeune fille qui fit un grand sacrifice, si l'on considère ses grands mérites et sa situation sociale, en abandonnant sa situation brillante et ses espoirs pour un avenir indécis et assez sombre et en liant son destin à celui d'un tout jeune homme. La solution simple, pratique, c'est de lui façonner un avenir digne d'elle, situé dans le monde réel et non dans une chambre enfumée, avec une lampe à huile qui fume, et un intellectuel négligé à côté de soi.
c) Oui — c'est une lourde dette qu'il doit acquitter, et une noble famille a droit à un grand dédommagement pour ses beaux espoirs déçus et pourtant si fondés par la personnalité excellente de son enfant. Car en vérité des milliers de parents auraient refusé leur consentement. Et dans les moments de tristesse, ton propre père en arrive à souhaiter qu'ils l'eussent fait —, car je porte trop dans mon cœur cette jeune fille angélique, que j'aime comme un fille, et dont le bonheur par conséquent m'est d'autant plus un sujet de préoccupation.
Toutes ces obligations prises ensemble constituent un lien si étroitement tissé, qui à lui seul devrait suffire à bannir tous les mauvais génies, à écarter toutes les aberrations, à compenser toutes les faiblesses, à susciter des désirs nouveaux et meilleurs ; suffire à transformer un garçon négligé en un être humain ordonné, un génie négateur en un penseur solide, un meneur dissolu d'énergumènes dissolus en homme sociable, sachant conserver certes assez de fierté pour ne pas avoir l'échine aussi souple qu'une anguille, mais devant avoir assez de raison pratique et de tact pour sentir que le commerce de gens policés permet d'apprendre l'art de se présenter au monde par son côté le plus agréable et le plus avantageux, d'acquérir estime, amour et considération, et ce le plus vite possible, de faire un usage pratique des talents que Mère Nature lui a en vérité dispensés généreusement.
2. Tel était en quelques mots ton devoir. Dans quelle mesure a-t-il été rempli ?
Que Dieu m'en soit témoin !!! Désordres, mornes errances à travers tous les domaines du savoir, mornes cogitations à la triste lueur de la lampe à huile ; le laisser-aller dans une robe de chambre d'intellectuel aux cheveux en broussaille remplace le laisser-aller face au verre de bière ; insociabilité qui fait fuir tout le monde, au mépris de toute dignité et même de tout égard pour son père. L'art de se frotter au monde réduit au contact d'une chambre sale, ou peut-être dans le désordre classique, les lettres d'amour d'une Jenny et les recommandations d'un père, écrites avec des larmes, servent à allumer la pipe, ce qui serait encore mieux que de les laisser tomber, par une négligence encore plus irresponsable, dans les mains de tierces personnes. Et c'est dans ce théâtre d'une activité intellectuelle absurde et sans objet que devraient murir les fruits propres à te contenter, toi et ceux que tu aimes, là que devrait s'amasser la récolte devant servir à remplir de saintes obligations.
3. En dépit de la résolution que j'avais prise, tout cela me touche très profondément, le sentiment de te faire du mal m'écrase presque et voilà que ma faiblesse me prend de nouveau, mais pour me secourir — tout à fait littéralement — je prends les pilules qui m'ont été prescrites, j'avale le tout, car je veux pour une fois être dur et exhaler totalement mes plaintes. Je ne veux pas m'attendrir, car je sens bien que j'ai été trop indulgent, que je me suis trop peu répandu en plaintes et qu'en cela je me suis fait d'une certaine façon ton complice. Je veux et dois te dire que tu as causé à tes parents bien de la peine et que tu leur as donné peu ou même pas du tout de joie.
Tu en avais à peine terminé avec ta vie désordonnée à Bonn, ta liste de dettes était à peine éteinte — des dettes en vérité d'origine si diverses — qu'à notre grand étonnement les tourments d'amour firent leur apparition ; et avec la bonté de vrais parents de roman, nous en devînmes les hérauts et les porte-croix. Mais le sentiment profond que le bonheur de ta vie se concentrait sur ce point nous fit supporter le fait accompli et peut-être même jouer un rôle qui ne convenait pas. Tu avais certes échappé à ta famille bien jeune, mais nous n'en espérions pas moins, voyant avec des yeux de parents l'influence bienfaisante qui s'exercerait sur toi, que les effets bénéfiques s'en feraient bientôt sentir, car en fait la réflexion et la nécessité plaidaient également dans ce sens. Mais quels fruits avons-nous récoltés ?
Nous n'avons jamais eu le plaisir d'échanger une correspondance raisonnable, qui est généralement la consolation d'une absence. Car l'idée de correspondance sous-entend une discussion conséquente et poursuivie de lettre en lettre, pratiquée harmonieusement par les deux parties. Nous n'avons jamais eu de réponse à nos lettres ; ta lettre suivante ne se rattachait jamais ni à la lettre précédente, ni à la nôtre.
Quand nous apprenions tel jour que tu avais fait une connaissance nouvelle, c'était fini, elle disparaissait pour toujours comme un enfant mort-né.
Sur ce que notre fils bien trop aimé faisait et pensait exactement, à peine de temps en temps une phrase rhapsodique était-elle lancée que ce riche registre se refermait comme par magie.
Nous avons été plusieurs fois des mois sans lettres, et la dernière ce fut quant tu as su qu'Eduard était malade, ta mère bien en peine et moi souffrant, avec en plus le choléra à Berlin ; et comme si tout cela ne réclamait même pas quelque excuse, ta lettre qui suivit n'en souffla mot, mais contint juste quelques lignes mal écrites et un extrait d'un journal, intitulé « Besuch » ; je préfère franchement laisser cette visite à la porte plutôt que de la recevoir chez moi ; c'est un ramassis incongru qui ne faisait que témoigner à quel point tu gaspilles tes talents, passent des nuits de veille pour engendrer des monstres ; il montre aussi que tu emboîtes le pas aux nouveaux esprits malins qui torturent leurs paroles jusqu'à ce qu'ils ne les entendent plus eux-mêmes, qui baptisent un fatras de mots du nom d’œuvre géniale parce qu'ils ne veulent rien dire ou ont des idées très embrouillées.
Certes, ta lettre contenait quelque chose, des plaintes au sujet de Jenny qui n'écrivait pas, en dépit du fait que dans le fond tu étais convaincu d'être favorisé à tous égards — il n'y avait à tout le moins aucune raison de se désespérer ou de se déchirer —, mais ce n'était pas assez, ce cher Moi réclamait avec langueur le plaisir de lire ce qu'il savait (ce qui dans le cas présent est tout à fait équitable), et voilà à peu près tout ce que M. mon fils était capable de dire à ses parents, qu'il avait atterrés par son absurde silence et dont il avait la conviction qu'ils souffraient.
Comme si nous étions des lutins cousus d'or, M. mon fils dispose pour une année d'environ 700 thalers contre tout ce qui était convenu, contre tous les usages, alors que les plus riches n'en donnent même pas 500. Et pourquoi ? Je lui rends cette justice qu'il n'est ni un noceur ni un gaspilleur. Mais comment un homme qui tous les 8 ou 15 jours doit inventer de nouveau systèmes et déchirer ses anciens travaux élaborés avec peine, comment cet homme pourrait-il, je le demande, s'occuper de petits détails ? Comment pourrait-il s'accommoder d'un ordre mesquin ? Chacun plonge la main dans sa poche, chacun le trompe, mais se garde de porter le trouble dans les cercles où il évolue, et une nouvelle lettre de change est bientôt écrite. Des gens mesquins comme G.R. et Evers peuvent se soucier de cela, ce sont des garçons bien communs. Certes ceux-ci cherchent bien dans leur niaiserie à digérer les cours — n'en serait-ce que la lettre — et à se procurer de temps à autre des protecteurs et des amis, car à l'examen ce sont des hommes qui siègent, des professeurs, des pédants et parfois des crapules assoiffées de vengeance, qui aiment justement confondre un esprit indépendant, car bien entendu ce n'est que dans sa faculté de créer et de détruire que réside la grandeur de l'homme.
Certes ces pauvres jeunes gens dorment tout à fait tranquillement, sauf quand parfois ils consacrent tout une nuit ou la moitié d'une nuit au plaisir, tandis que mon Karl solide et talentueux passe de misérables nuits à veiller, fatigue son corps et son esprit dans des études sérieuses, se dérobe à tous les plaisirs, pour se consacrer en fait à des études abstraites et solides, mais ce qu'il construit aujourd'hui il le détruit demain, et pour fini il a détruit ce qu'il possède sans s'approprier l'inconnu ! Il finit par rendre son corps malade et son esprit embrouillé, tandis que les pauvres garçons du commun vont leur chemin sans encombres et arrivent souvent mieux à leurs fins, et au moins plus aisément que ceux qui dédaignent les réjouissances de la jeunesse et détruisent leur santé, afin de capter l'ombre du savoir, alors qu'en une heure de commerce avec des hommes compétents ils l'auraient mieux saisie, avec le plaisir d'être en bonne compagnie par dessus le marché !!!
Je termine, car je sens à mes pulsations plus violentes que je suis près de tomber dans un ton larmoyant, et aujourd'hui je veux être impitoyable.
J'ai aussi à transmettre les doléances de tes frères et sœurs. On s'aperçoit à peine, à lire tes lettres, qu'ils existent ; et la bonne Sophie qui a tant souffert pour toi et Jenny, et qui t'est si démesurément dévouée, tu ne penses pas à elle quand tu n'en as pas besoin.
J'ai payé ta lettre de change de 160 thalers. Je ne peux pas, ou à peine, l'imputer à l'année scolaire passée, car celle-ci est vraiment chargée au maximum. Et pour celle qui vient je ne veux pourtant pas en attendre beaucoup de la même sorte.
Venir nous voir en ce moment serait pure bêtise ! Je sais bien sûr que tu n'attaches pas une grande importance aux cours — que tu payes pourtant vraisemblablement —, mais je veux au moins conserver le decorum. Je ne suis certainement pas l'esclave de l'opinion publique, mais je n'aime pas non plus que l'on clabaude sur mon dos. Viens pour les vacances de Pâques — ou quinze jours avant, je ne suis pas aussi strict — et tu peux [être] assuré, en dépit de la présente lettre, que je t'accueillerai à bras ouverts et que mon cœur de père, qui n'est en vérité malade que d'avoir été trop sollicité, bat à cette pensée.
Ton père,
Marx.