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Special pages :
Lettre à Karl Marx, 19 novembre 1844
| Auteur·e(s) | Friedrich Engels |
|---|---|
| Écriture | 19 novembre 1844 |
[Le 19 novembre 1844].
Mon cher M.,
J'ai reçu, il y a quinze jours environ, quelques lignes de toi et de Bernays, datées du 8 octobre et portant le cachet de Bruxelles, du 27 octobre. A peu près au même moment où tu écrivais ce billet, j'ai adressé à ta femme une lettre pour toi ; j'espère que tu l'as reçue. A l'avenir, pour être sûrs que nos lettres ne seront pas interceptées, nous n'aurons qu'à les numéroter ; celle-ci porte donc le n° 2 et quand tu m'écriras, indique également jusqu'à quel numéro tu les as reçues et s'il en manque une dans la série.
Il y a quelques jours, je suis allé à Cologne et à Bonn. A Cologne, tout marche bien. Grün t'aura probablement parlé de l'activité déployée par nos amis. Hess pense également aller vous voir dans deux ou trois semaines s'il trouve l'argent nécessaire. Avec Bürgers qui est là-vas en ce moment vous formez un véritable conseil. Vous aurez d'autant moins besoin de moi, et je suis d'autant plus nécessaire ici. Il est évident que je ne peux pas encore venir à moins de me brouiller avec toute ma famille. J'ai, en outre, une affaire de cœur qu'il me faut d'abord régler. Et il faut bien que l'un de nous soit ici en ce moment, car les gens ont tous besoin d'être aiguillonnés et ne pas se perdre dans les discours ou faire fausse route. C'est ainsi, par exemple, qu'il est impossible de faire comprendre à Jung et à beaucoup d'autres qu'entre Ruge et nous il y a une différence de principes et ils continuent à penser qu'il s'agit uniquement d'une brouille personnelle. Quand on leur dit que R[uge] n'est pas communiste, ils ne le croient guère et disent qu'il est toujours regrettable de rejeter à la légère une « autorité littéraire » telle que R[uge]. Que répondre à cela ? Force nous est d'attendre que R[uge] laisse échapper une bêtise colossale pour pouvoir leur en administrer la preuve palpable. Il me semble qu'il y a quelques choses qui ne va pas chez Jung, ce garçon ne possède pas assez d'esprit de décision.
Nous tenons en ce moment partout des réunions publiques en vue de créer des associations pour la promotion des ouvriers ; cela occasionne beaucoup de remous parmi les Germains et attire l'attention des philistins sur les questions sociales. On convoque purement et simplement ces réunions, sans demander l'autorisation de la police. A Cologne, le comité pour l'élaboration des status se compose pour moitié de ceux des nôtres que nous y avons placés ; à Elberfeld, nous avions du moins un représentant : et là, avec l'aide des rationalistes, nous avons infligé une fameuse défaite aux calotins ; à une écrasante majorité, toute référence chrétienne fut bannie des status. Je me suis bien amusé au spectacle foncièrement ridicule qu'offraient ces rationalistes avec leur christianisme théorique et leur athéisme de fait. En principe, ils donnaient entièrement raison à l'opposition chrétienne, mais, dans la pratiques, le christianisme, qui de leur propre aveu constitue néanmoins le fondement de l'association, ne devait en aucun cas être mentionné dans les status ; les status devaient tout renfermer hormis le principe vital de l'association ! Mais ces types s'en tirent si bien à cette position ridicule, sans vouloir en démordre, que je n'eus même pas à dire un seul mot et que nous obtînmes les status que nous pouvions souhaiter avoir dans les conditions présentes. Dimanche prochain aura lieu une nouvelle réunion, mais je ne pourrai y assister parce que je pars demain pour la Westphalie.
Je suis plongé jusqu'au cou dans une masse de journaux et de livres anglais dans lesquels je puise la matière de mon livre sur la situation des prolétaires anglais[1]. Je compte l'avoir terminé pour la mi-janvier ou la fin janvier, car je suis débarrassé depuis huit ou quinze jours du travail le plus difficile, le classement des matériaux. Je vais établir à l'intention des Anglais, un joli catalogue de leurs péchés ; j'accuse publiquement la bourgeoise anglaise de meurtre, de vol, et de toute une masse d'autres crimes et j'y ajouterai une préface en anglais dont je ferai tirés à part que j'enverrai aux chefs de partis, aux hommes de lettres et aux membres du parlement anglais[2]. Ces drôles se souviendront de moi ! Il va d'ailleurs de soi que je tape sur le sac pour atteindre l'âne, c'est-à-dire la bourgeoisie allemande à qui je dis assez clairement qu'elle ne vaut pas mieux que la bourgeoisie anglaise, mais est moins hardie, moins conséquente avec elle-même et moins experte à pressurer le peuple. Dès que j'aurai terminé ce premier travail, je me consacrerai à l'histoire du développement social des Anglais, qui me donnerai encore moins de mal parce que j'en ai la matière ordonnée dans la tête, et que je possède une idée claire du problème. Entre temps, j'écrirai prochainement quelques brochures, en particulier une contre List dès que j'en aurai le temps.
Tu as certainement entendu parler, même si tu ne l'as pas encore reçu, du livre de Stirner : L'Unique et sa propriété[3]. Wigand m'en a envoyé les bonnes feuilles, que j'ai emportées à Cologne et laissées chez Hess. Le principe du noble Stirner — tu connais le Berlinois Schmidt qui a écrit un article sur Les Mystères dans la collection Buhl —, c'est l'égoïsme de Bentham, avec cette seule différence que d'une part il est appliqué avec plus de conséquence et de l'autre avec moins de conséquence. Avec plus de conséquence, parce que St[irner] qui est athée, place l'individu au-dessus de Dieu, ou plutôt il pose l'individu comme la fin dernière, tandis que Bentham laisse subsister Dieu au-dessus de lui, dans un lointain nébuleux, bref, parce que St[irner] est juché sur les épaules de l'idéalisme allemand, en idéaliste qui aurait versé dans le matérialisme et dans l'empirisme, tandis que Bentham n'est qu'un empiriste. Avec moins de conséquence, parce que St[irner] voudrait éviter de reconstruire, ainsi que le fait B[entham], cette société décomposée en atomes, mais en est finalement incapable. Cet égoïsme n'est que l'essence, devenue consciente d'elle-même, de la société actuelle et de l'homme de maintenant, le dernier argument que la société actuelle puisse nous opposer, la fine fleur de toute théorie au sein de la bêtise régnante. C'est pourquoi cet ouvrage est important, plus important que ne le croit Hess, par exemple. Nous devons bien nous garder de le rejeter, mais nous devons l'exploiter comme l'expression de la folie régnante, et, en le renversant, nous devons bâtir notre édifice sur lui. Cet égoïsme, si insensé et en même temps si conscient de lui-même, en est arrivé à un tel point d'exacerbation qu'il ne saurait maintenir plus longtemps son caractère étroitement individuel, mais doit se transmuer sur le champ en communisme. Premièrement c'est un jeu d'enfant de démontrer à St[irner] que ces hommes égoïstes doivent, à force même d'égoïsme, devenir nécessairement des communistes. Voilà ce qu'il faut rétorquer à notre homme ! Deuxièmement, il faut lui dire que le cœur humain est de prime abord et immédiatement désintéressé dans son égoïsme et qu'il finit donc par aboutir à des conclusions qu'il combat. Ces quelques banalités suffisent à réfuter l'étroitesse de cette conception. Mais nous devons également adopter ce que ce principe a de vrai. Et ce qui est vrai sans conteste, c'est que nous sommes d'abord obligés de faire nôtre une cause, d'en faire une cause égoïste avant même de pouvoir faire quoi que ce soit pour elle ; donc, sous ce rapport, c'est aussi par égoïsme, abstraction faite d'éventuels espoirs matériels, que nous sommes communistes et c'est par égoïsme que nous voulons être des hommes et non de simples individus. Ou, pour m'exprimer autrement : St[irner] a raison de rejeter « l'homme » de Feuerbach du moins celui de « l'Essence du christianisme » ; « l'homme » de F[euerbach] est déduit de Dieu ; après avoir posé Dieu F[eurbach] a posé « l'homme », et ainsi « l'homme » est encore, il est vrai, couronné de l'auréole théologique de l'abstraction. Pour aboutir à « l'homme », c'est le chemin inverse qui est le vrai. Nous devons partir du Moi, de l'individu empirique en chair et en os, non pas pour en rester prisonnier comme Stir[ner], mais pour nous élever de là progressivement vers « l'homme ». Tant qu'il n'a pas comme fondement l'homme empirique, « l'homme » reste une figure fantomatique. Bref, nous devons prendre l'empirisme et le matérialisme pour point de départ, si nous voulons que nos pensées et plus particulièrement notre « homme » deviennent une réalité vraie ; nous devons déduire le général du particulier, et non pas de lui-même ou à partir de rien à la Hegel. Ce ne sont là que des banalités évidentes, que Feuerbach a déjà énoncées séparément, que je ne répéterais pas si Hess ne rabaissait pas de manière aussi abjecte par vieil attachement idéaliste — me semble-t-il — l'empirisme : Feuerb[ach] et maintenant Stirner. Hess a raison sur de nombreux points, lorsqu'il parle de Feuerb[ach], mais d'un côté, il semble encore nourrir quelques chimères idéalistes — dès qu'il traite de problèmes théoriques, il procède toujours avec des catégories et c'est pourquoi, restant trop abstrait, il ne peut écrire dans une langue accessible au peuple. C'est pourquoi il hait tous les égoïsmes en général et chacun d'eux en particulier et prêche l'altruisme, etc., ce qui revient toujours à préconiser l'abnégation chrétienne. Mais si l'individu concret constitue la base véritable, le point de départ véritable de notre « homme », il va de soi que l'égoïsme — non pas uniquement, certes, l'égoïsme intellectuel de Stirner, mais l'égoïsme du cœur aussi,— constitue le point de départ de notre amour de l'homme, qui, sans cela, plane dans les airs. Comme Hess arrive sous peu à Paris, tu pourras discuter personnellement avec lui de ce problème. D'ailleurs tous ces bavardages théoriques m'ennuient chaque jour davantage et chaque mot que l'on doit gâcher pour parler de « l'homme », chaque ligne que l'on doit écrire ou lire contre la théologie et la philosophie abstraite, de même que contre le matérialisme grossier, me met en rogne. C'est bien autre chose de s'occuper de choses réelles et vivantes, de processus historiques et de leurs résultats que de s'occuper de toutes ces chimères, car même l'homme non réalisé en est une, tant qu'il n'est pas réalisé. Voilà du moins ce que nous avons de mieux à faire aussi longtemps que nous en serons réduits au seul usage de la plume et que nous ne pourrons réaliser nos idées directement, à l'aide de nos mains, ou même s'il le faut, à l'aide de nos poings.
Le livre de Stirner démontre à nouveau combien l'abstraction est ancrée dans le caractère berlinois. Dans le groupe des « Affranchis », c'est St[irner] qui a visiblement le plus de talent, d'autonomie et de courage, mais il n'en reste pas moins qu'il fait une culbute en tombant de l'abstraction idéaliste dans l'abstraction matérialiste et il n'arrive à rien. Nous entendons dire que, dans toutes les parties de l'Allemagne, le socialisme fait des progrès, mais personne ne parle de Berlin. Ces Berlinois super-intelligents finiront par se créer une Démocratie pacifique[4] sur la Hasenheide lorsque l'Allemagne entière aura aboli la propriété, mais ces drôles n'iront certainement pas plus loin. Fais attention, le temps approche où un nouveau Messie va apparaître dans la Uckermarck, qui réécrira Fourier en l'accommodant à la sauce hégélienne, construira la phalanstère à l'aide des catégories éternelles et le fera passer pour une loi éternelle de l'Idée qui prend conscience d'elle-même, selon laquelle le capital, le talent et le travail participent au bénéfice dans des proportions définies. Ce sera le Nouveau Testament de l'hégéliomanie, le vieil Hegel deviendra l'Ancien Testament, « l'Etat », la loi feront figure « d'éducateurs chrétiens », et le phalanstère, dans lequel les cabinets seront disposés selon une nécessité logique, sera le « nouvel ciel » et la « terre nouvelle », la nouvelle Jérusalem qui descend du ciel, parée comme une fiancée, ainsi qu'on pourra le lire en détail dans la nouvelle Apocalypse. Et quand tout ceci sera achevé, la Critique critique viendra qui expliquera qu'elle est la somme de toutes choses, qu'elle réunit dans sa tête le capital, le talent et le travail, que tout ce qui est produit, l'est par elle et non par la masse impuissante, et elle inscrira tout à son actif. Ce sera le glas de la Démocratie [paci]fique hégélienne de Berlin.
Dès que la Critique critique[5] sera terminée, envoie-m'en quelques exemplaires sous enveloppe scellée, par l'intermédiaire de la libraire, même s'ils devaient être confisqués. Au cas où tu n'aurais pas reçu ma dernière lettre, je précise encore une fois que tu peux m'écrire soit ...[6] à F. E. Junior à Barmen, soit sous enveloppe à F. W. Strücker & Cie, à Elberfeld. Cette lettre te parviendra par une voie détournée.
Mais écris-moi vite : voilà plus de deux mois que je n'ai pas eu de tes nouvelles. Que devient le Vorwärts ? Salue tout le monde.
Ton
E.
B[armen], le 19 novembre 1844
- ↑ Die Lage der arbeitenden Klasse in England [La Situation de la classe laborieuse en Angleterre].
- ↑ « Aux classes laborieuses de la Grande-Bretagne ».
- ↑ Marx et Engels ont donné une analyse détaillée du livre de Stirner : L'Unique et sa propriété et une critique du caractère réactionnaire de ses idées philosophiques, économiques et sociologiques dans L'Idéologie allemande.
- ↑ Avec ce terme « Démocratie pacifique », Engels fait allusion aux idées des épigones de Fourier qui donnaient à leur théorie dans le journal La Démocratie pacifique un caractère sectaire et dogmatique. Marx et Engels critiquèrent à différentes reprises le fouriérisme atténué qui était prôné par ce journal et qui exprimait essentiellement les idées des philanthropes bourgeois.
- ↑ La Sainte Famille.
- ↑ Lacune.