Lettre à Joseph Weydemeyer, 16 mai 1846

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Bruxelles, le 14 mai [1846].
Mon adresse : Au Bois Sauvage, chez M. Lanoy, Plaine Ste. Gudule, n° 19.
Quant aux lettres très personnelles que tu m'adresses, envoie-les cachetées à l'adresse suivante : A M. Lanoy, Plaine Ste Gudule, Bruxelles.

Chez Weiwi,

Je t'écris bien tardivement. Mais entre temps il y a eu beaucoup d'imprévu. J'avais bien l'intention de t'écrire, comme convenu, de Liège. Mais cela m'était par trop désagréable à cause de toutes ces histoires d'argent, genre de choses que je remets volontiers à plus tard. Mais en fin de compte il faut bien se décider à avaler la pilule.

Tu ne vas pas tarder à recevoir d'ici une lettre officielle. Tu vas recevoir bientôt les manuscrits. Le deuxième volume est presque achevé[1].Aussitôt que les manuscrits du premier volume te parviendront (il vaut mieux faire deux envois séparés), il serait hautement souhaitable que tu commences à les faire imprimer[2].

Quant à ton idée d'éditer au Limbourg, cela peut être valable pour des brochures. Il vaut mieux imprimer les livres de plus de 20 placards en Allemagne même[3]. Et pour cela je pense avoir trouvé un moyen qui 1. laisse Meyer nominalement totalement hors du coup ; 2. donne du fil à retordre au gouvernement ; 3. me semble particulièrement recommandé dans la mesure où des mains forts habiles se chargeraient de l'expédition.

Vogler qui vit ici et qui a à Leipzig un commissionnaire dont l'occupation principale consiste à écouler des livres menacés de saisie se chargerait de tout le service de librairie et de vente. Les livres eux-mêmes seraient imprimés en Allemagne. A la place du nom de l'éditeur on ferait figurer le nom de celui qui publie l'ouvrage, c'est-à-dire qu'on mettrait la mention « édité par les soins de l'auteur ». Voici, extraites d'une lettre de Vogler et citées mot pour mot les conditions qu'il nous fait :

« Je m'engage à prendre à ma charge tous les débours, à savoir frais d'envoi, d'emballage, de livraison, d'encaissement, de commission et tous autres débours contre 10% du produit de la vente lors de la foire, à condition que les livres me soient livrés franco de port à Leipzig. »

Vogler établirait donc les factures et les livres seraient envoyés directement du lieu d'impresion à son commissionnaire de Leipzig. Bien sûr, le lieu d'impression ne devrait pas être en Prusse. Une fois l'an, à l'occasion de la foire de Pâques, nous réglerions nos comptes avec Vogler.

Cela me semble provisoirement la meilleure solution pour des ouvrages de plus de 20 placards. La proposition que tu fais convient sans doute très bien pour des brochures. Je vais voir ce qu'il en est de cette maison d'édition sous forme de société par actions. En tout cas, ce ne sera pas facile.

Si Meyer accepte la proposition de Vogler, on pourrait commencer tout de suite. Il ne resterait plus qu'à trouver un quelconque lieu d'impression hors de Prusse.

Voilà où j'en étais lorsque ta dernière lettre m'est parvenue, celle adressée aussi bien à Gigot qu'à moi personnellement. Engels est justement à côté de moi pour répondre à la partie de la lettre qui nous concerne tous. Je t'avoue franchement que les nouvelles dont tu nous fais part m'ont assez vivement chagriné[4].

Tu sais que je suis actuellement dans une grande gêne pécuniaire. Pour pouvoir subsister momentanément encore ici, j'ai dû ces derniers temps engager ce qui nous reste de bijoux en or et d'argenterie ainsi qu'une grande partie des draps. Pour économiser, nous avons renoncé aussi à notre chez-nous et nous avons emménagé au Bois Sauvage. Sinon j'aurais dû engager une nouvelle bonne parce que notre dernière-née[5] va être sevrée.

J'ai vainement cherché de l'aide à Trèves (auprès de ma mère) et à Cologne auprès de l'une de ses relations d'affaires, leur demandant de me prêter les 1200 fr dont j'ai absolument besoin pour que mes affaires s'arrangent. Dans ces conditions les nouvelles que tu me donnes de la maison d'édition sont d'autant plus fâcheuse que je comptais recevoir cette somme sous la forme d'une avance qui m'aurait été consentie sur l'Economie.

Il y a bien encore à Cologne quelques bourgeois qui sans doute m'avanceraient cet argent pour une durée déterminée. Seulement comme ces gens ont choisi depuis longtemps une orientation radicalement différente de la mienne, je ne voudrais vis-à-vis d'eux m'engager de quelque manière que ce soit.

Quant aux droits d'auteur pour le premier volume, il n'y en a que la moitié qui me revienne, comme tu sais.

En plus de tous ces tracas personnels, voici qu'affluent de toutes parts des lettres pressantes adressées à l'éditeur de la publication, c'est-à-dire à moi. Il y a notamment une histoire embêtante avec Bernays. Tu sais que par toi il avait déjà reçu un acompte de 104 frs. Bernays avait établi une traite payable le 12 mai (à l'ordre de son boulanger). Bernays étant dans l'impossibilité de payer, protêt fut dressé à la suite du non-paiement de l'effet, ce qui occasionna de nouveaux frais, etc., etc. Voilà que maintenant le boulanger veut le faire emprisonner. Bernays m'a écrit ; naturellement il m'était impossible de l'aider, mais je fis tout ce qu'il était possible de faire pour retarder l'affaire.

  1. J'adresserai en vain une lettre à Herwegh à Paris dans laquelle je le priai d'avancer cet argent à Bernays jusqu'à la parution de l'article.
  2. J'écrivis à B[ernays] une lettre en français pour faire patienter si nécessaire son créancier, lettre dans laquelle je disais qu'il recevrait après parution de l'article le solde de ses droits d'auteur représentant la somme de tant. Sur quoi le citoyen lui a accordé un nouveau sursis jusqu'au 2 juin. Bernays doit — frais de protêt compris, etc. — la somme de 120 fr (c'est approximatif).

Comme tu le vois, c'est la misère générale ! Je ne sais plus pour l'instant à quel saint me vouer !

Une prochaine fois je t'écrirai une lettre traitant de problèmes de fond. Excuse mon silence : la cause en est le travail, les obligations domestiques à quoi est venu s'ajouter cette gêne financière qui me pèse.

Bien à toi,

ton

M.

Mes salutations et celles de ma femme à ta fiancée. Soit dit en passant et pour prévenir tout malentendu — Hess n'a plus rien à recevoir sur les deux volumes que je suis en train d'éditer, bien au contraire c'est lui qui doit nous restituer de l'argent.

  1. L'Idéologie allemande.
  2. Fin avril 46, Joseph Wedemeyer avait emporté en Westphalie la majeure partie des manuscrits du premier volume de L'Idéologie allemande. Il devait en préparer l'édition avec l'aide financière des socialistes « vrais » Julius Meyer et Rudolf Rempel. Mais ceux-ci retardèrent l'entreprise et finirent par renoncer après que les chapitres II et III du Ier volume et la majeure partie du second volume fussent arrivés (mi-juillet 46). Toutes les tentatives pour trouver un autre éditeur échouèrent, soit qu'ils aient craint la censure, soit qu'ils aient nourri des sympathies pour ceux dont Marx et Engels critiquaient les options philosophiques.
  3. Dans sa lettre du 30 avril 1841, Joseph Weydemeyer faisait savoir à Marx qu'il avait proposé à Julius Meyer de « fonder une maison d'édition dans le Limbourg », parce que, en Allemagne, les écrits de moins de 20 placards étaient soumis à la censure. Ce projet échoua, de même que les pourparlers avec l'éditeur C. G. Vogler.
  4. Marx a appris par la lettre de Weydemeyer du 14 mai 1846 que Rudolph Rempel et Julius Meyer avaient des difficultés financières.
  5. Laura.