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Lettre à Joan London, 16 octobre 1937
Chère camarade,
J'éprouve une certaine confusion à vous avouer que ces derniers jours seulement, c'est-à-dire avec un retard de trente ans, j'ai lu pour la première fois Le Talon de Fer, de Jack London. Ce livre a produit sur moi – je le dis sans exagération – une vive impression. Non pour ses seules qualités artistiques : la forme du roman ne fait ici que servir de cadre à l'analyse et à la prévision sociales. L'auteur est à dessein très économe dans l'usage des moyens artistiques. Ce qui l'intéresse, ce n'est pas le destin individuel de ses héros, mais le destin du genre humain. Par là, je ne veux pourtant absolument pas diminuer la valeur artistique de l'œuvre et surtout de ses derniers chapitres, à partir de la commune de Chicago. Là n'est pas l'essentiel. Le livre m'a frappé par la hardiesse et l'indépendance de ses prévisions dans le domaine de l'histoire.
Le mouvement ouvrier mondial s'est développé à la fin du siècle passé et au début du siècle présent sous le signe du réformisme. Une fois pour toutes semblait établie la perspective d'un progrès pacifique et continu de l'épanouissement de la démocratie et des réformes sociales. Bien sûr, la révolution russe fouetta l'aile radicale de la social-démocratie allemande et donna pendant quelque temps une vigueur dynamique à l'anarcho-syndicalisme en France. Le Talon de Fer porte d'ailleurs la marque indubitable de l'année 1905. La victoire de la contre-révolution s'affirmait déjà en Russie au moment où parut ce livre remarquable. Sur l'arène mondiale, la défaite du prolétariat russe donna au réformisme non seulement la possibilité de reprendre des positions un moment perdues mais encore les moyens de se soumettre complètement le mouvement ouvrier organisé. Il suffit de rappeler que c'est précisément au cours des sept années suivantes (de 1907 à 1914) que la social-démocratie internationale atteignit enfin la maturité suffisante pour jouer le rôle bas et honteux qui fut le sien pendant la guerre mondiale.
Jack London a su traduire en vrai créateur l'impulsion donnée par la première révolution russe, il a su aussi repenser dans son entier le destin de la société capitaliste à la lumière de cette révolution. Il s'est tout particulièrement penché sur les problèmes que le socialisme officiel d'aujourd'hui considère comme définitivement enterrés : la croissance de la richesse et de la puissance à l'un des pôles de la société, de la misère et des souffrances à l'autre pôle. L'accumulation de la haine sociale, la montée irréversible de cataclysmes sanglants, toutes ces questions Jack London les a senties avec une intrépidité qui nous contraint sans cesse à nous demander avec étonnement : quand donc ces lignes furent-elles écrites ? Etait-ce bien avant la guerre ?
Il faut souligner tout particulièrement le rôle que Jack London attribue dans l'évolution prochaine de l'humanité à la bureaucratie et à l'aristocratie ouvrières. Grâce à leur soutien, la ploutocratie américaine réussira à écraser le soulèvement des ouvriers et à maintenir sa dictature de fer pour les trois siècles à venir. Nous n'allons pas discuter avec le poète sur un délai qui ne peut pas ne pas nous sembler extraordinairement long. L'important, ici, ce n'est d'ailleurs pas le pessimisme de Jack London, mais sa tendance passionnée à secouer ceux qui se laissent bercer par la routine, à les contraindre à ouvrir les yeux, à voir ce qui est et ce qui est en devenir. L'artiste utilise habilement les procédés de l'hyperbole. Il pousse jusqu'à leur limite extrême les tendances internes du capitalisme à l'asservissement, à la cruauté, à la férocité et à la traîtrise. Il manie les siècles pour mieux mesurer la volonté tyrannique des exploiteurs et le rôle traître de la bureaucratie ouvrière. Ses hyperboles les plus romantiques sont, en fin de compte, infiniment plus justes que les calculs de comptables des politiques soi-disant "réalistes".
Il n'est pas difficile d'imaginer l'incrédulité condescendante avec laquelle la pensée socialiste officielle d'alors accueillit les prévisions terribles de Jack London. Si l'on se donne la peine d'examiner les critiques du Talon de Fer qui furent alors publiées dans les journaux allemands " Neue Zeit " et " Vorwaerts ", dans les journaux autrichiens " Kampf " et " Arbeiter Zeitung ", il ne sera pas difficile de se convaincre que le " romantique " de trente ans voyait incomparablement plus loin que tous les leaders sociaux-démocrates réunis de cette époque. Dans ce domaine, d'ailleurs, Jack London ne soutient pas seulement la comparaison avec les réformistes et les centristes. On peut affirmer avec certitude qu'en 1907 il n'était pas un marxiste révolutionnaire, sans excepter Lénine et Rosa Luxembourg, qui se représentât avec une telle plénitude la perspective funeste de l'union entre le capital financier et l'aristocratie ouvrière. Cela suffit à définir la valeur spécifique du roman.
Le chapitre " La Bête hurlante de l'Abîme " est indiscutablement le centre de l'œuvre. Au moment où le roman fut publié, ce chapitre apocalyptique dut apparaître comme la limite de l'hyperbolisme. Ce qui s'est passé depuis l'a pratiquement dépassé. Et pourtant le dernier mot de la lutte des classes n'a pas encore été dit. " La Bête de l'Abîme " c'est le peuple réduit au degré le plus extrême d'asservissement, d'humiliation et de dégénérescence. Il ne faudrait pas pour cela se risquer à parler du pessimisme de l'artiste ! Non, London est un optimiste, mais un optimiste au regard aigu et perspicace. " Voilà dans quel abîme la bourgeoisie va nous précipiter si vous ne la mettez pas à la raison " – telle est sa pensée, et cette pensée a aujourd'hui une résonance incomparablement plus actuelle et plus vive qu'il y a trente ans. Enfin, rien n'est plus frappant dans l'œuvre de Jack London que sa prévision vraiment prophétique des méthodes que le Talon de Fer emploiera pour maintenir sa domination sur l'humanité écrasée. London s'affirme magnifiquement libre des illusions réformistes et pacifistes. Dans son tableau de l'avenir il ne laisse absolument rien subsister de la démocratie et du progrès pacifique. Au-dessus de la masse des déshérités s'élèvent les castes de l'aristocratie ouvrière, de l'armée prétorienne, de l'appareil policier omniprésent et, couronnant l'édifice, de l'oligarchie financière. Quand on lit ces lignes on n'en croit pas ses yeux : c'est un tableau du fascisme, de son économie, de sa technique gouvernementale et de sa psychologie politique (les pages 299, 300 et la note de la page 301 sont particulièrement remarquables). Un fait est indiscutable : dès 1907 Jack London a prévu et décrit le régime fasciste comme le résultat inéluctable de la défaite de la révolution prolétarienne. Quelles que soient " les fautes " de détail du roman – et il y en a – nous ne pouvons pas ne pas nous incliner devant l'intuition puissante de l'artiste révolutionnaire.
J'écris ces lignes à la hâte. Je crains fort que les circonstances ne me permettent pas de compléter mon appréciation de Jack London. Je m'efforcerai de lire plus tard les autres ouvrages que vous m'avez envoyés, et de vous dire ce que j'en pense. Vous pouvez faire de mes lettres l'usage que vous-même jugerez nécessaire. Je vous souhaite de réussir dans le travail que vous avez entrepris sur la biographie du grand homme qu'était votre père.
Avec mes salutations cordiales.
Léon Trotsky