Lettre à Jeanne Martin, 10 mars 1938

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Notre Léon

Ma chère Jeanne, notre petite Jeanne,

Natalia a déjà reçu de vous deux lettres. Moi j’ai reçu aussi de vous une lettre sans compter le premier rapport sur le cours de la maladie. Natalia vous a envoyé un câble. Elle n’est pas encore capable d’écrire. Elle lit et relit vos lettres. Elle pleure, elle pleure beaucoup. Quand je réussis à me libérer de mon travail (réfutation des nouvelles accusations contre Léon et moi), je pleure avec Natalie. Elle vous aime beaucoup, Jeanne. Elle vous aimait beaucoup toujours. Elle pense et parle de vous avec une tendresse infinie. Elle vous imagine dans vos petites chambres qu’il y a peu de temps vous partagiez avec Léon. Elle imagine ces petites choses et vous, Jeanne, devant ces petites choses. Maintenant vous êtes pour Natalie non seulement Jeanne, sa fille tendrement aimée et discrètement aimée – comme Natalie seule sait aimer —, mais aussi une partie de Léon, ce qui reste de sa vie la plus intime des dernières années. Ma chère petite...

Léon signifiait beaucoup dans ma vie. Beaucoup plus qu’on n’imagine. Il fut pour moi l’être le plus cher au monde – après Natalie. J’essayais un peu d’exprimer sur le papier, avec l’aide de Natalie, la profondeur de la perte que nous venons de subir. Nous aussi, nous ne pouvons pas accepter l’idée qu’il n’existe plus. Dix fois par jour, je me surprends moi-même à l’idée : il faut écrire à Ljova..., il faut demander à Ljova... Et Natalie? Elle souffre pour soi-même, elle souffre pour moi, elle souffre pour vous ; Jeanne, nous sommes prêts à accepter chaque proposition vous concernant. Si vous aviez envie de venir ici — pour embrasser Natalie – pour être embrassée de nous deux, nous ferons immédiatement tout pour faire possible votre voyage. Si vous décidez de rester avec nous, vous serez notre fille bien-aimée. Si vous trouvez mieux, après deux ou trois mois, de revenir à Paris, nous accepterons cette décision comme bien naturelle. Enfin, si vous croyez que la séparation de Sieva et des autres vous serait maintenant difficile, nous comprendrons bien vos sentiments. Le voyage de Sieva ici présenterait des difficultés, l’école, la langue, mais nous sommes prêts d’envisager aussi cette possibilité... En pleurant et en souffrant, Natalie m’aide dans mon travail. Nous luttons pour la mémoire de Léon, pour notre mouvement. Léon y est déjà entré, dans l’histoire de ce mouvement, pour toujours. Nous recevons de tous les coins du monde des lettres le concernant. La jeunesse apprend à le connaître et à l’aimer. Il deviendra, notre petit Ljova, une image symbolique comme Karl Liebknecht et autres. Oui, ma chère Jeanne, notre petite Jeanne, il n’est plus à vos côtés, il n’y sera plus jamais. Mais il entre dans une autre vie qui se confond avec le mouvement libérateur. Il faut accepter le fait terrible. Il faut accepter la vie. Il faut continuer courageusement. A Paris ou avec nous ici. Mon cher petit enfant, la vie est dure pour vous. On ne peut surmonter ses coups terribles qu’en combattant... Natalie vous écrira dès qu’elle aura la force de manier la plume. Mais, dans son esprit, elle vous écrit toujours. Depuis la terrible nouvelle du 16 février, Natalie vous embrasse de tout son cœur ensanglanté, déchiré. Je vous embrasse aussi, Jeanne. Nous vous envoyons cette nuit un nouveau câble. Nous pensons à vous, nous souffrons avec vous.

Votre

Nous avons lu dans la presse mexicaine votre déclaration donnée au Journal concernant les « dollars ». C’est très bien que vous êtes ainsi entrée dans la lutte. Il faut continuer. Il faut écrire sur Ljova... sur sa vie à Berlin, à Paris. Nous écrirons tous trois ensemble sa biographie. Nous ramasserons toute la documentation qui le concerne. Ljova, c’est une nature héroïque dans le vrai sens du mot. Il doit rester – il restera – dans la mémoire de l’humanité... Courage, ma petite Jeanne.