Lettre à Jean Rous, 16 août 1936

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Mon cher Jean Rous,

Ci-joint une lettre que vous pouvez – si vous le jugez utile – montrer à Nin et aux autres. Ce que je dis dans la lettre n’est nullement diplomatique : il faut de nouveau joindre la souplesse à la fermeté. Je me sens bras et jambes liés. Les meilleurs saluts de N. et de moi. Bien à vous.

L.T.


Chers camarades,

J’ai reçu votre télégramme inattendu. Malheureusement, il peut être interprété maintenant ici comme une preuve de ma participation directe dans les affaires espagnoles, tandis qu’il s’agit – d’autant que je puis le comprendre – de la possibilité d’avoir un visa pour rentrer à Barcelone. Pas nécessaire de vous dire que j’en serais tout à fait heureux. Est-ce possible ?

Vous savez la situation qui m’est faite ici : l’attaque des fascistes d’une part, la déclaration infâme de Tass d’autre part. Je ne sais pas quelle sera l’attitude du gouvernement qui n’a pas la moindre idée de l’infamie criminelle de la clique de Staline-Yagoda.

Nous serions avec N. tout à fait prêts à aller immédiatement à Barcelone. L’affaire – pour réussir – devrait être tentée aussi discrètement que possible.

Vous comprendrez bien que je ne puis pas donner des conseils ici : il s’agit maintenant de la lutte directe armée, la situation change de jour en jour, mes renseignements sont au niveau de zéro. On parle de la disparition de Maurin ? Que signifie cela ? Il n’est pas tué, je l’espère ? Quant à Nin, Andrade et autres, il serait criminel de se laisser guider maintenant, dans la grande bataille, par des réminiscences de la période précédente. S’il y a des divergences de programmes ou de méthodes, même après l’expérience faite, ces divergences ne doivent nullement empêcher un rapprochement sincère et durable. L’expérience ultérieure ferait le reste. Quant à moi personnellement, je serais absolument prêt à collaborer à La Batalla[1], quoique seulement comme un simple observateur de loin.

La question qui me préoccupe surtout concerne les relations entre le POUM et les syndicalistes. Il serait – me semble t-il – extrêmement dangereux de se laisser guider exclusivement ou même surtout par des considérations de doctrine. Il faut, coûte que coûte, s’approcher des syndicalistes malgré tous leurs préjugés. Il faut vaincre l’ennemi commun. Il faut gagner la confiance des meilleurs syndicalistes pendant la lutte. Ces considérations peuvent vous paraître bien banales et je m’en excuse par avance ; je ne connais pas suffisamment la situation pour donner des avis concrets. Je veux seulement souligner qu’avant Octobre nous avons tout fait pour agir ensemble, même avec les anarchistes de pur sang.

Le gouvernement Kerenski essayait souvent de se servir des bolcheviks contre les anarchistes. Lénine s’y opposait avec acharnement : un anarchiste militant vaut mieux dans cette situation-là, disait-il, qu’une centaine de mencheviks hésitants. Pendant la guerre civile qui vous est imposée par les fascistes, le plus grand danger, c’est le manque de décision, l’esprit de tergiversation, en un mot : le menchévisme. Encore une fois : tout cela est trop vague. Je suis prêt à tout faire pour donner à mes suggestions toute la précision possible, mais pour cela il faut vaincre la distance… De ma part, je puis promettre la volonté la plus sincère de compréhension mutuelle avec les camarades qui sont en lutte malgré toutes les divergences possibles. Ce serait une mesquinerie honteuse que de se tourner vers le passé, si le présent et l’avenir ouvrent la voie pour la lutte commune.
Avec le dictionnaire, j’essaierai bien de me débrouiller dans La Batalla. Mais je ne reviens à la maison que dans quatre ou cinq jours.

Mes saluts les plus chaleureux pour tous les amis aussi et surtout pour ceux qui croient avoir des raisons d’être mécontents de moi.

  1. La Batalla était le journal du P.O.U.M.