Lettre à James P. Cannon, 9 mars 1936

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Comment travailler dans le P.S. américain

Cher Camarade Cannon,

Les décisions de la dernière conférence[1] ne sont pas encore en ma possession. Mais j'espère que tout s'est bien passé. En tout cas, j'ai reçu un télégramme des camarades Muste, Spector et Abern me faisant savoir leur soutien loyal à la décision prise.

Le plus important à présent (si l'entrée dans le parti socialiste se réalise) c'est de se mettre au travail de manière à la fois sérieuse et efficace.

Vous n'avez pas aujourd'hui en Amérique des questions aussi brûlantes qu'en France. La dénonciation des dirigeants centristes sera dans une certaine mesure plus difficile, car il ne s'agit nullement d'utiliser des arguments qui n'aient de poids que pour vos propres camarades et n'aient aucun effet sur le rank and file socialiste. En France aussi d'ailleurs on a dépensé bien trop d'énergie à « démasquer » les dirigeants de manière souvent purement idéologique et trop peu par un travail en profondeur à la base, en particulier dans la jeunesse. C'est une erreur qu'on devrait, à mon avis, essayer d'éviter en Amérique.

C'est une partie importante de notre travail que de gagner les éléments jeunes, capables de penser et d'évoluer, à notre programme, à notre passé et donc aussi à notre avenir. Cela ne peut se faire que par une propagande bien organisée. Nos camarades pourraient peut‑être organiser pour les jeunes, mais aussi pour les adultes, un cycle de cours sur la révolution d'Octobre et l'Union soviétique, la révolution chinoise, l'évolution de l'Allemagne et de l'Autriche, la révolution espagnole, le programme de l'Internationale communiste, etc. Ce travail « tranquille » montrerait instantanément aux meilleurs éléments socialistes l'énorme supériorité de nos cadres et les rendrait de la sorte aussi plus accessibles et plus attentifs à notre critique directe de l'actualité.

Naturellement je n'oppose nullement ce travail de propa­gande au travail de masse. Tout au contraire. Entraîner les organisations locales du parti socialiste dans les conflits locaux, et, sur la base de ces conflits, provoquer en leur sein les diffé­renciations nécessaires, reste le devoir le plus éminent de la fraction. Mais une propagande plus profonde doit créer dans chaque organisation socialiste des points d'appui pour les élé­ments qui nous sont favorables et permettre seulement ainsi de les entraîner dans des actions de masse. Par ailleurs, en cas de rupture avec l'appareil centriste, seuls seront avec nous les éléments qui auront plus ou moins saisi de manière théorique le contenu de notre combat.

En ce qui concerne la critique de la direction centriste, il est très important de considérer qu'elle ne doit pas se perdre dans des détails secondaires qui ne pourraient qu'irriter les militants socialistes mais se concentrer sur des questions importantes et bien choisies. Il existe un certain risque que nos camarades réagissent par le sarcasme et le mépris aux platitudes superficielles servies par les centristes dans les réunions. Cela peut créer dès le début un climat très défavorable pour nous. Pour le simple militant, qui n'a pas la formation politique nécessaire, il est difficile de s'élever au niveau de notre critique et c'est pourquoi l'ironie (même parfaitement justifiée) inquiète le rank and file, l'agace et éveille en lui des soupçons. Cela donne aux chefs centristes la possibilité de mobiliser ces sentiments contre nous. Aussi est‑il nécessaire d'être extrêmement patients et d'user d'un ton paisible et amical. Évidemment le ton peut changer et changera dès qu'on disposera des points d'appui nécessaires et que de grandes questions politiques viendront à l'ordre du jour.

Tout cela n'est évidemment pas si facile, car la partie ne peut être jouée comme si c'était un morceau de musique. Mais comme nous avons de bons cadres, dotés d'une solide expérience, nous pouvons, je crois, attendre une méthode précise de travail de tous les camarades.

Toutes ces considérations sont évidemment bien trop abstraites et aux trois quarts superficielles, car là‑bas vous voyez les choses, de près, plus concrètement que nous ici[2] . Je voulais seulement vous communiquer à toutes fins utiles ces suggestions qui proviennent de l'expérience française et, pour une part aussi, de l'expérience belge.

Il serait très important que notre Internationale soit informée de ce qui se passe en Amérique. Il serait évidemment d'une imprudence extrême d'envoyer des rapports officiels, etc. Mais un jeune camarade, disons le camarade Roberts, pourrait nous faire parvenir sous la forme de lettres privées les informations nécessaires (impressions, projets, etc.) sans engager pour autant de manière formelle la direction de notre fraction. Mais il est très important que nous soyons tenus au courant ici de vos nouvelles expériences.

  1. La conférence nationale du W.P.U.S. qui avait à trancher la question de l'entrée dans le P.S. s'était tenue les 29 février et I° mars.
  2. C'est pourquoi je ne fais ces suggestions que dans une lettre privée : elles me semblent très insuffisantes pour une lettre à la direction. En outre, j'en ai un peu parlé avec les camarades Spector et Paine (note de L. Trotsky).