Lettre à Ivar Smilga, 4 septembre 1928

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Le Point sur les Divergences

J’ai reçu avec un très grand retard votre lettre datée du 26 juillet. Vos télégrammes concernant l’envoi de la déclaration et l’adhésion à la mienne sont arrivés à temps. Il est extrêmement fâcheux que la poste s’acquitte si mal de sa mission avec la distance qui nous sépare : c’est de là que naissent la plupart des malentendus. On vous a de divers côtés adressé beaucoup de reproches pour avoir présenté une déclaration séparée.

On a même écrit de Moscou en ce sens. Je leur ai expliqué l’historique de l’affaire, c’est-à-dire que j’ai essayé de montrer que, pour l’essentiel, votre rôle était tout à fait à l’opposé de celui que l’on vous attribuait sur la base de certains indices extérieurs. Je pense que nous sommes tout à fait d’accord tous les deux sur les questions d’ordre intérieur. Pour les problèmes internationaux, il ne reste qu’à attendre que vous receviez ma « Critique du Programme », avec ses trois chapitres, ainsi que ma lettre « Et après? ». Nous pourrons alors savoir si nous sommes en désaccord en ce domaine. Dans la première lettre que vous m’avez adressée, vos réflexions au sujet de la Chine m’ont permis de penser que nos points de vue s’étaient beaucoup rapprochés. Vous ne parliez dans cette lettre de la dictature démocratique qu’au conditionnel et n’admettiez son éventualité qu’en tant qu’épisode. A l’occasion, je citerai l’extrait approprié de votre lettre. Cependant A. Gavr[ilovitch]vous compte dans son camp. Il reste donc, je le répète, à attendre que vous preniez connaissance des principaux documents. Actuellement je suis de nouveau en train d’écrire sur la Chine (en même temps que d’autres sujets). La question qui se pose est celle de la tactique et de la stratégie à adopter face à la première trêve stolypino-tchiang kai-chekienne entre deux révolutions. J’attends les thèses du congrès. Je crains que Boukharine ne pense encore recouvrir toute cette période où nous faisions entrer au « bercail » le régime du Guomindang, du même mot d’ordre universel de dictature démocratique. Cependant, des mots d’ordre de transition sont nécessaires, surtout celui d’une « assemblée constituante chinoise » sur la base du suffrage universel, égalitaire, direct et secret. Comme, actuellement, le congrès a pris un cours à deux composantes — une combinaison d’un centrisme droitier et d’un ultra-gauchisme — on peut être presque sûr que le mot d’ordre de l’assemblée constituante en Chine sera déclaré opportuniste. Les gens ont oublié que nous avions exigé, dès après février [1917], la convocation d’une assemblée constituante au plus vite, tout en gardant le cap sur la dictature du prolétariat. La Constituante en Chine s’oppose maintenant à la dictature militaire des milieux dirigeants du Guomindang qui, de tous les États du monde, est le plus proche du fascisme italien. Ni le combat pour la Constituante ni l’éventuel combat parlementaire révolutionnaire à l’intérieur de la Constituante, ne déboucheront sur une quelconque dictature démocratique.

Si la révolution se développe, si nous parvenons, grâce aux conseils ouvriers, au pourrissement de la fraction parlementaire, nous arriverons alors à la dictature du prolétariat entraînant la paysannerie pauvre. Cependant, endiguer une période de consolidation des forces bourgeoises et de reflux de la révolution par l’abstraction d’une dictature démocratique est une démarche tout à fait désespérée. Il faut des mots d’ordre de transition. D’abord la Constituante. Ce mot d’ordre peut provoquer une scission dans les milieux dirigeants bourgeois et même la masse des petits-bourgeois des villes. Cela peut, pas tout de suite, bien sûr, permettre au parti communiste de sortir de la clandestinité et de commencer une nouvelle campagne de mobilisation des masses laborieuses. Il est évident qu’en même temps, il faut lancer les mots d’ordre revendiquant la journée de travail de 8 heures, la confiscation des propriétés foncières, la liquidation des accords inégaux, etc. Bien sûr, certains événements inattendus peuvent modifier tout « l’itinéraire ». Cependant, si de tels événements ne se produisent pas, le parti communiste chinois, en empruntant ce chemin, sortira de l’impasse dans laquelle l’a engagé le cours suivi par Staline et Martynov. J’écris ici de façon très succincte, mais j’espère que mes idées sont exprimées clairement. Votre opinion m’intéresse beaucoup ainsi que celle des autres camarades à qui j’envoie dès maintenant une copie de cette lettre. Je vous demande instamment de me répondre très vite, si possible, même par télégramme. Il s’agit, non d’une discussion essentielle concernant les perspectives stratégiques, mais des mots d’ordre tactiques à adopter dans une période politique proche.

Avez-vous lu dans la Pravda du 19 août (n° 191) le discours d’Alfonso, délégué indonésien? Il a paru sous le titre modeste d’« Objections de principe ». Voilà ce que dit Alfonso :

« Un, le bloc entre le parti communiste prolétaire, chinois et le Guomindang petit-bourgeois a finalement profité au Guomindang. Deux, j’estime que nous devons lutter pour l’hégémonie du prolétariat, non pas après la trahison de la bourgeoisie ; mais avant. Trois, il serait utopique de penser que la petite ou la grande bourgeoisie des pays coloniaux et semi-coloniaux est capable de faire ne serait-ce qu’une révolution bourgeoise démocratique. Quatre : il est indispensable de former les conseils pendant tout le combat du prolétariat contre les capitalistes afin d’habituer les travailleurs à en former et à diriger leur propre combat. Cinq, partout où le projet parle de l’hégémonie du prolétariat, il faut ajouter “ pour la prise du pouvoir d’État ”. Sinon, cela laisse place aux tendances mencheviques. En 1917, les mencheviks disaient aussi qu’ils étaient en faveur de l’hégémonie du prolétariat, mais “ contre la prise du pouvoir ”. Et enfin six, le projet de programme proposé n’est pas imprégné de l’idée communiste et ne peut favoriser le renforcement du mouvement prolétarien. »

Bien que ce rapport ait sans doute été déformé, ces citations révèlent un discours réfléchi et précis dans sa formulation, qui, en même temps, exprime tout à fait notre position. Ce n’est pas un hasard. Le parti communiste d’Indonésie a une histoire très riche, aussi riche que celle du P.C. chinois. Cela signifie que notre voix a été entendue au congrès malgré tout, quand bien même par un lointain ricochet, en passant par l’Indonésie. En revanche, les rapports de Manouilsky et de Kuusinen ont été le bouquet.

Mais à ce sujet particulièrement, il y aura encore un discours. On me dit le plus grand bien de vos thèses sur le plénum de juillet. Je ne les ai pas reçues. Me les avez-vous envoyées ? A cet égard, il est nécessaire d’entretenir avec le plus grand soin des relations régulières, sinon les malentendus seront inévitables. Avez-vous reçu ma « Post-face » envoyée au congrès et consacrée également au plénum de juillet, plus exactement au rapport de Rykov au plénum de juillet? On m’écrit de Moscou qu’E[vgenii] A[leksandrovitch] aurait rencontré Iaroslav[sky] et mené avec lui de grandes discussions politiques. Mais il ne m’a rien écrit à son retour de Moscou et j’ignore s’il a informé quelqu’un de ces entretiens. Voilà qui signifie s’embrouiller. D’autres écrivent qu’E[vgenii] A[leksandrovitch] a signé votre déclaration et la mienne. Bref, impossible de comprendre quoi que ce soit. Je crains pourtant que cela ne finisse mal, qu’aucun organisme politique ne puisse supporter longtemps un tel état de ballottement interne.

Quels sont les derniers bulletins que vous avez à ce sujet ? On m’a envoyé ces derniers jours de différents endroits des copies de lettres de V. M. Smirnov et de ses proches amis politiques. Il y a un quelque chose d’incompréhensible. La lettre de Smirnov m’a particulièrement étonné. Il est vrai que je n’ai pas eu la force de la lire jusqu’au bout, tant elle est tirée par les cheveux, mensongère et querelleuse. A partir de mon esquisse sommaire de mai destinée à des amis proches se comprenant à demi-mot, Smirnov déduit que je justifie la politique de la direction en renvoyant aux processus objectifs internationaux, etc. Il est difficile d’imaginer quelque chose de plus absurde. S. A. Achkenazi, du groupe de Smirnov, a signé notre déclaration. De Moscou, j’ai reçu un télégramme collectif d’un groupe déciste indiquant que notre déclaration lève le différend. Je pense que ce sont ces faits qui ont incité Smirnov à prendre la note la plus perçante de son registre. Il est vrai que tout cela s’est déroulé avant que nos documents soient mis au point. Il reste à voir comment il s’autodéterminera maintenant par rapport à ces documents.

Je vais à présent répondre à un camarade bien intentionné de la majorité qui m’a écrit en m’adressant des exhortations amicales : il est temps, dit-il, de s’arrêter, de rejoindre la majorité, de se conduire comme les autres, il est temps de se mettre au travail. Je vais lui expliquer en détail et de façon compréhensible pour tous que nous ne nous sentons pas au chômage, que, même actuellement, nous sommes beaucoup plus actifs que lui, qui nous accuse et que des dizaines de milliers de ses pareils et que nous n’avons pas l’intention de passer du parti à l’union du centre. N. I. Mouralov m’écrit que lorsqu’il a appris la nomination de notre grand ami à l’union du centre n, il a ri tout seul pendant une demi-heure, ce qui a rendu perplexe le propriétaire de son appartement. Natalia Ivanovna a avoué qu’elle a même eu pitié de Zinoviev après cette nomination.

Après toutes les épreuves subies ces derniers mois, la conciliation s’est trouvée marquée par la compromission et l’accablement. La déclaration de Piatakov est celle qui va le plus loin dans le formalisme et l’ineptie. Si nos conciliateurs de la deuxième vague, qui, heureusement, ne sont que quelques unités, ne comprennent pas aujourd’hui où les conduit ce chemin, ils sont irrémédiablement perdus.

Ichtchenko est aujourd’hui à Moscou : il m’a écrit de Kainsk avant son départ pour exiger une sorte de déclaration par laquelle nous reconnaissions le programme et nous soumettions à toutes les décisions du congrès. Puis il m’a envoyé de Moscou un télégramme pour retirer ces propositions. J’ignore ce qui l’a influencé à Moscou mais je suis enclin à interpréter le télégramme de Moscou dans le bon sens,. L’immense avantage de la dernière période est que la discussion sur notre politique a fait surgir des centaines de nos partisans, notamment des jeunes. Cette école est absolument irremplaçable. Le résultat est que notre groupe a grandi d’une tête entière.

Vous écrivez qu’au plénum de juillet, Staline a subi une défaite sérieuse. Je suis d’accord si l’on considère la défaite de juillet comme une importante défaite du point de vue de la tactique et non de la stratégie. En général, évidemment, il est très affaibli. Cependant la défaite des droitiers n’est pas facile. L’appareil est entre les mains des centristes. Il va y avoir encore des zigzags : il est même possible que la ligne des zigzags prenne la forme d’une crise de malaria dans les délais les plus brefs. Cela exige de notre part une analyse très attentive, détaillée et concrète, de la situation économique et politique en train de changer. L’économie russe, c’est évidemment sur vous que repose son étude. Palatnikov travaille également sur cette question. Je m’occupe plus, actuellement, des questions internationales, auxquelles je consacrerai le prochain mois et peut-être un supplémentaire.