Lettre à Ivan Smirnov, 28 février 1928

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« Le Facteur international »

Cher Ivan Nikititch,

J’ai reçu aujourd’hui votre carte postale et vous ai envoyé un télégramme. Votre lettre est la première que j’aie reçu ici. Est-ce parce que le service des postes accorde plus d’attention à l’ancien commissaire des postes et télégraphe ou pour quelque autre raison – je n’en sais rien. En arrivant ici je vous ai tout de suite écrit une carte postale adressée à Zangezury. J’ai aussi écrit aux autres ermites dont je connais les adresses, mais n’ai pas eu encore de réponse. Le courrier est généralement lent ici aussi et en ce moment les tempêtes de neige de février aggravent le problème. J’ai reçu des réponses télégraphiques de Rakovsky, Kasparova, Sosnovsky et Mouralov. Tous sont installés, ont bon moral et travaillent, Sosnovsky et Mouralov dans des bureaux locaux du plan, Rakovsky, je n’en sais rien... Je n’ai pas reçu de réponse à mon télégramme à à Semipalatinsk. Ne l’ont-ils pas envoyé ailleurs? Je n’ai pas reçu de réponse de Radek : « pas d’adresse indiquée ». Apparemment Radek n’est pas encore allé au bureau télégraphique local ou peut-être lui aussi a-t-il été envoyé ailleurs ?

Votre invitation à visiter Novo-Bayazet est très tentante, mais sa réalisation impliquerait quelques difficultés. Le voyage a été très fatigant et, pour couronner le tout, nos compagnons de voyage ont réussi à perdre deux valises, dont l’une contenait les livres les plus précieux et les plus nécessaires... L’apparence technique de ma lettre pourrait vous faire penser que j’ai ici un secrétaire mais il n’en est absolument, absolument pas ainsi. C’est vrai que j’ai une machine, mais il faut organiser sur une base nouvelle le travail avec elle.

On chasse et on pêche ici, aussi puis-je vous retourner votre aimable invitation. Bien que nous vivions ici depuis bientôt trois semaines, je ne suis pas encore allé à la chasse. Les raisons sont nombreuses, mais la principale a été, si l’on veut, la forte température que j’ai eue et qui ne m’a pas quitté pendant tout le voyage pour ici. Natalia Ivanovna et Ljova ont eu à faire bien des réclamations parce qu’on ne nous a pas encore donné de logement. Nous vivons dans un hôtel qui remonte à l’ère de Gogol.

Bien entendu, vous avez lu la lettre des deux mousquetairesà la rédaction. Il serait difficile d’imaginer petit document plus pitoyable et dénué de valeur. Il s’avère maintenant que le groupe Contre le Courant est celui qui est le plus éloigné de tous du bolchevisme. Quel bolchevisme ? Celui que nos deux malheureux mousquetaires prêchaient jusqu’à hier? Ou celui qu’ils attaquent? Pas un mot là-dessus et rien d’étonnant. Ce document flagorneur, faux, servile et obscène repose intégralement sur ce qu’il évite les problèmes les plus fondamentaux au cœur de la question.

La situation internationale et le mouvement révolutionnaire international sont très prometteurs ce qui est nouveau et important pour l’avenir proche. La Pravda a raison d’écrire : « La période d’une certaine apathie et de découragement qui a commencé après la défaite de 1923 et permis au capitalisme allemand de renforcer sa position, est en train de disparaître. » (28 janvier 1928). Maintenant on répète à chaque tournant ce genre de déclaration sur l’apathie et le découragement depuis 1923. Pourtant, à l’époque, ceux qui ne comprenaient pas la signification et l’importance de la défaite de 1923 accusaient ceux qui prédisaient le caractère inévitable d’une telle période de... liquidationnisme ! Sans comprendre le caractère international de cette période, on ne peut pas comprendre correctement nos affaires intérieures. La défaite de 1923 a eu un effet moindre en Angleterre que sur le continent et une nouvelle montée y a commencé en 1926, mais elle a été brisée par la défaite de ce mouvement. Les effets les plus profonds de la défaite de 1923 ont été ressentis bien entendu en Allemagne même et, si l’on veut, chez nous. La Pravda a raison de dire qu’apathie et découragement commencent à disparaître en Allemagne. Malheureusement, je n’ai pas ici la presse allemande, ou la presse étrangère de façon générale. Et pourtant, il faudrait les suivre de plus près plus que jamais parce que tout le cours des événements porte au premier plan de plus en plus les questions internationales.

Il est bon de revenir sur les vieilles controverses à la lueur des nouveaux événements. Notre évaluation de la situation européenne après la défaite de 1923 était liée à la question du rôle de l’Amérique en Europe. Maintenant, notre idée a déjà acquis la force d’un préjugé – à savoir qu’envisager la destinée de l’Europe sans examiner le rôle des États-Unis est comme essayer de tenir des comptes sans avoir la liste des transactions du propriétaire. Ce que l’on appelle la « normalisation » de l’Europe a été réalisé avec l’aide de l’Amérique. C’est sur cette base que la social-démocratie a ressuscité avec sa religion nouvelle (qui est aujourd’hui en train de disparaître) du pacifisme démocratique américain. L’avant-garde prolétarienne d’Europe serait plus forte aujourd’hui précisément si elle avait prévu cette période d’apathie et de découragement, l’américanisme et le pacifisme, etc., si on ne lui avait pas instillé l’idée qu’une telle prédiction était du « liquidationnisme ». Ce fut l’erreur fondamentale du 5e congrès. Les erreurs de la direction Maslow-Ruth [Fischer] avaient déjà un caractère de dérivation. On pensait que les barreaux de l’échelle étaient au-dessus et pas au-dessous et ainsi on levait le pied au lieu de descendre. Dans ce genre de situation, on ne peut pas ne pas se casser le nez. La période descendante et le renforcement de la social-démocratie dans la classe ouvrière allemande, a duré quatre ans, selon la Pravda. Ce n’est que maintenant qu’elle « commence à disparaître ». Mais nous n’avons jamais prédit une période aussi longue. La vérité est que cette période s’est prolongée à cause d’une évaluation incorrecte de notre époque en général et de l’orientation stratégique incorrecte qui en a découlé.

En ce moment, l’Amérique est beaucoup plus maîtresse de l’Europe qu’elle ne l’était il y a quatre ans quand nous avons pour la première fois soulevé cette question en termes théoriques. On a cependant élaboré trop de vapeur dans la chaudière américaine. Bien entendu, la puissance financière des États-Unis et de ses monopoles rendent « planification » et « régulation » possibles dans une mesure sans précédent (pour le capitalisme). Cela permet d’atténuer certaines crises, de les reporter tandis que montent les contradictions internes. Apparemment la situation aux États-Unis a atteint maintenant le point d’une crise commerciale et industrielle générale, une crise de l’économie tout entière. A quel point elle sera profonde, sévère et durable, ce sera difficile de le prédire. Mais il n’est pas difficile du tout de prédire que l’Amérique rectifiera les choses pour elle-même aux dépens de l’Europe, et que cela signifie d’abord et avant tout aux dépens de l’Angleterre. Déjà l’antagonisme anglo-américain a émergé des formes à peine masquées de la « coopération » anglo-américaine. Dans la période prochaine, cet antagonisme sera l’axe de la politique mondiale. Et, pour l’Europe, cela signifiera tout, sauf « le pacifisme démocratique ». Tout le problème est maintenant d’évaluer cela correctement, à la fois le processus dans son ensemble et chaque phase successive en particulier. Dans les années qui vient, le facteur international dominera tout.

En Inde, il semble que se préparent des événements significatifs. Je dois cependant avouer que je sais très peu de l’Inde, beaucoup moins même que ce que je sais sur la Chine qui est le sujet principal que je travaille maintenant. Malheureusement, mes livres sur l’Inde sont dans une des valises perdues. J’essaie en ce moment d’obtenir un nouvel envoi de livres de Moscou. Malheureusement cela signifie pas mal de difficultés, surtout en termes de perte de temps.

Si je comprends bien, votre courrier me parvient par Bakou et Krasnovodsk. Si c’est vrai, on pourrait s’apercevoir que vous et moi sommes plus voisins l’un de l’autre que nous ne l’étions à Moscou. Mais tout cela reste à être éprouvé de façon empirique.