Lettre à Ivan Smirnov, 10 mars 1928

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« Zinoviev et Kamenev »

Cher Ivan Nikititch,

J’ai enfin reçu votre lettre de Novo-Bayazet. Je me figurais que vous aviez là-bas une nature tropicale : des bananes à table, des léopards apprivoisés dans le jardin et ainsi de suite. Hélas, ce nom de Novo-Bayazet qui sonne bien ne dissimule qu’un véritable trou...

Ce que vous écrivez au sujet des achats de blé et du placement de l’emprunt rural me paraît indiscutable, pour sortir ingénieusement des difficultés dans lesquelles on s’est longtemps fourvoyé les yeux fermés. Là-dessus d’ailleurs, j’ai écrit suffisamment en détails à Sosnovsky. Je me borne donc à joindre à la présente la copie de la lettre que je lui ai adressée.

De Moscou, il m’est parvenu aujourd’hui, dans le tas d’un premier gros paquet de lettres, la réaction première qui a suivi la lettre des deux paladins qui, cruelle ironie du sort, apparaissent comme un double « Sancho Pança ». A l’heure actuelle, ils ne forment plus politiquement qu’une seule figure. Avec esprit, quelqu’un a dit de Zinoviev qu’il souffre d’un « gauchisme de l’épiderme ». Il voulait exprimer l’idée que Zinoviev, dépourvu de tout bagage intellectuel sérieux, d’inclination et d’aptitude aux idées générales, possède cependant une tendance instinctive, comme qui dirait inoculée dans l’épiderme, qui, à chaque occasion le tiraille à gauche. Mais, précisément, cette espèce cutanée de maladie de gauche, proche de la démangeaison, lui assigne des bornes très limitées : là où la gauche demande des muscles. Zinoviev flanche. Or quel acte historique sérieux peut-on accomplir sans muscles ? Voilà pourquoi Zinoviev se dérobe chaque fois que sa maladie de gauche initiale est mise à l’épreuve de l’action.

En juillet 1923, il a écrit sur la révolution allemande des thèses comme toujours soufflées et mirifiques, qu’il terminait par cette proposition : « Fixer la manifestation antifasciste au jour anniversaire de la révolution d’Octobre. » Il s’obstinait organiquement à ne pas poser brutalement la question de l’insurrection armée, bien que les choses aient été facilitées pour lui du fait que la révolution se déroulait au loin. Il rédigea des thèses non moins mirifiques sur la grève générale en Angleterre qu’il termina par ces mots : « Il va de soi que le maintien ultérieur du comité anglo-russe est également nécessaire. » Comme lors de la révolution allemande de 1923, il ne capitula qu’après la bataille. Ses thèses sur la révolution chinoise, avant comme après le coup d’État de Tchiang Kai-chek, se terminaient par cette conclusion : « Le parti communiste doit bien entendu rester dans le Guomindang . » Et là-dessus il ne concéda rien, ce qui réduisait à néant sa position dans la question chinoise. Par la suite, il lança le mot d’ordre de soutien « dans une certaine mesure » du gouvernement de Wuhan. Lorsqu’à l’automne dernier, le rôle du Guomindang se précisa dans toutes ses nuances de rôle contre-révolutionnaire, il continua à défendre pour la Chine le mot d’ordre d’une république bourgeoise-démocratique, en voyant du « trotskysme » dans le mot d’ordre de dictature du prolétariat (Je me souviens qu’à la première entrevue que j’eus avec Kamenev, en mai 1917, celui-ci à qui je disais que je n’avais pas de désaccords avec Lénine, me répondit : « Je pense bien : après les thèses d’avril ! » En fait, Kamenev et des dizaines d’autres avec lui pour ne pas parler des Liadov, considéraient la position de Lénine comme « trotskyste » et nullement bolchevique).

Comme on le voit, la position de Zinoviev dans la nouvelle étape de la révolution chinoise n’est pas fortuite. Zinoviev connaît bien son « talon d’Achille » et c’est pourquoi, d’avance, il accompagne ses articles et résolutions de semblables réserves afin d’avoir la possibilité de se ressaisir en cas de besoin devant les faits. C’est là-dessus qu’est bâtie toute sa cuisine tactique du Ve congrès de l’I.C. dont les résolutions sont équivoques d’un bout à l’autre. L’interprétation proprement zinoviéviste de l’unité était également une réserve de ce genre, permettant, en cas de besoin, de faire volte-face. Vous vous rappelez, bien sûr, que nous nous en rendions parfaitement compte, mais que nous ajoutions : cette fois, la volte-face sera difficile, car il faudra sauter très bas dans la bassesse. Mais même cela ne l’a pas retenu...

Quant à Kamenev, il a, par contre, une impulsion instinctive qui le pousse constamment à droite, dans le sens de l’auto-limitation, de la conciliation, des détours, etc. De toutes les supplications, sa plus chère est : « Éloignez de moi cette coupe... » Mais, contrairement à Zinoviev, il a une certaine école d’idées. Il a compris plus tôt que Zinoviev la nécessité de rompre le comité anglo-russe ; il admettait visiblement la nécessité pour le parti communiste chinois de sortir du Guomindang, mais il garda le silence. Je pense que s’il n’avait pas été en Italie, il aurait compris mieux que Zinoviev que la formule de la dictature démocratique du prolétariat et de la paysannerie était pour la Chine après mai 1927 une survivance, comme pour la Russie après février 1917. D’ailleurs, cette fois, Kamenev comprenait mieux et plus clairement que Zinoviev ce qui signifiait « capituler ». Mais la nature politique a repris le dessus. Zinoviev tourne le dos à ses arguments de gauche, Kamenev a peur d’être victime de ses tendances de droite, mais, dans toutes les questions importantes, l’un et l’autre tombent d’accord sur la même ligne. Cette ligne, on pourrait l’appeler couci-couça.

J’ai raconté à bien des camarades et sans doute à vous aussi le bref entretien que j’eus avec Vladimir Ilitch peu après la révolution d’Octobre. Je lui dis grosso modo : « Un qui m’étonne, c’est Zinoviev ; quant à Kamenev, je le connais d’assez près pour présumer où, en lui, se terminera le révolutionnaire et où commencera l’opportuniste. Mais je ne connaissais pas Zinoviev personnellement. D’après ses écrits et certains de ses discours, il me faisait l’impression d’un homme que rien n’arrête et qui n’a pas peur. » Vladimir Ilitch me répondit : « Il n’a pas peur quand il n’y a rien à craindre, » L’entretien se termina là-dessus. Évidemment, on peut demander avec malice : puisque tout cela était connu d’avance, comment le bloc a-t-il été possible ? Mais ce ne serait pas sérieux de poser la question ainsi. Le bloc n’avait pas un caractère personnel. A propos du comité anglo-russe, on nous a appris qu’au fond ce qui importe, ce ne sont pas les chefs, mais les masses. Cette façon de poser la question est fausse et opportuniste, car il n’y a pas que les masses : il y a aussi la ligne politique. On ne peut pas y renoncer à cause des masses. Mais, dans la lutte pour les masses, quand la ligne politique est juste, on peut faire bloc non seulement avec le diable, mais même avec un Sancho Pança à deux têtes.