Lettre à Heinrich Marx, 10 novembre 1837

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Le 10 novembre 1837

Cher père,

Il y a des moments, dans la vie d’un homme, qui sont des postes frontières marquant la fin d’une période et indiquant clairement une nouvelle direction. En de tels moments de transition, on se sent obligé de regarder le passé et l’avenir avec des yeux d’aigle pour être conscient de la réalité. En vérité, l’histoire du monde elle-même aime à regarder ainsi en arrière, à faire le bilan, ce qui donne parfois un sentiment de recul ou de stagnation, alors qu’il s’agit simplement de s’asseoir dans un fauteuil pour se comprendre soi- même et embrasser intellectuellement toute l’activité de son propre esprit. En de tels moments de mutation, chacun peut céder au lyrisme, car toute métamorphose est en partie comme un chant du cygne, en partie comme l’ouverture d’un ample et nouveau poème. Chacun a alors le sentiment qu’il doit élever un mémorial à ce qu’il a vécu, de telle façon que l’expérience retrouve dans les émotions ce qui a été oublié de l’action. Il n’y a pas meilleur lieu pour élever un tel mémorial que le cœur d’un père, le plus indulgent, le plus empathique, dont le soleil de l’amour réchauffe toutes nos actions. Et quel meilleur pardon espérer pour ce qui est blâmable que de tenter de le faire reconnaître comme la manifestation d’une nécessité ? Et comment faire au moins admettre que ce qui vient, pour l’essentiel, du hasard ou d’erreurs intellectuelles ne mérite pas d’être critiqué comme résultant de l’action volontaire d’un cœur perverti ?

À la fin d’une année passée ici, je regarde en arrière, mon cher père, et permettez-moi de regarder ma vie comme je regarde la vie en général, c’est-à-dire comme l’expression d’une activité intellectuelle se développant dans toutes les directions, en sciences, en arts et dans la sphère privée.

(...)

Attristé par la maladie de Jenny et par mes vains efforts intellectuels pour échapper à l’idolâtrie qui m’animait pour une pensée que maintenant j’exècre, je suis tombé malade, comme je te l’ai déjà écrit, mon cher père. Quand j’ai été mieux, j’ai brûlé mes poèmes et mes débuts de romans, pensant à renoncer totalement, car, jusqu’à aujourd’hui, rien ne me permet de penser qu’il existe la moindre preuve de mon talent.

(...)

Et même mon séjour à Berlin, qui aurait dû me plaire infiniment, m’inciter à contempler la nature, m’a laissé indifférent car, finalement, aucune œuvre d’art n’est aussi belle que Jenny.

(...)

Mais mon cher, très cher père, ne serait-il pas possible d’en parler avec vous personnellement ? La santé de mon frère, de ma chère maman, votre propre maladie (que j’espère peu sérieuse), tout cela me fait désirer me précipiter vers vous, et cela en fait presque une nécessité. Je serais déjà là si je n’avais douté de votre permission de me voir quitter Berlin.

Croyez-moi, mon cher, cher père, je ne suis animé par aucune intention égoïste (même si ce serait une bénédiction pour moi de revoir Jenny) ; mais il est une pensée qui m’émeut et que je n’ai pas le droit d’exprimer. Et, bien qu’il soit difficile de l’admettre, comme me l’écrit ma chère Jenny, ces considérations sont sans valeur, comparées à l’accomplissement de devoirs sacrés. Je vous supplie, cher père, quoi que vous décidiez, de ne pas montrer cette page de ma lettre à ma mère : mon arrivée à l’improviste pourrait aider cette femme si magnifique à se rétablir, tout en espérant que s’éloigneront les nuages qui se sont assemblés sur la famille, et qu’il me sera donné de souffrir et de pleurer avec vous, peut-être aussi de vous donner des preuves de mon amour profond et démesuré que j’exprime en général si mal. Dans l’espoir que vous aussi, cher, très aimé père, vous preniez en compte l’état de trouble de mon esprit, et que vous recouvrirez vite votre santé en sorte que je puisse vous serrer dans mes bras et vous dire toutes mes pensées.

Votre fils à jamais aimant.

P.-S. : S’il vous plaît, cher père, excusez mon mauvais style et mon écriture illisible. Il est presque quatre heures du matin, la chandelle arrive à sa fin, mes yeux sont fatigués, une excitation extrême a pris possession de moi et je ne saurai calmer ces spectres turbulents avant d’être avec vous, qui m’êtes si chers. S’il vous plaît, faites part de mes pensées à ma douce et merveilleuse Jenny. J’ai lu sa dernière lettre douze fois et j’y découvre chaque fois de nouvelles délices, y compris de style. C’est à mon avis la plus belle lettre jamais écrite par une femme.