Lettre à Grigory Ordjonikidze, avant novembre 1933

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[avant novembre 1933]

Cher Sergo,

Aujourd’hui, dans mon appareil[2], un bruit général d’eau et des murmures : tous parlent de ma prochaine éviction[3]. De toute évidence, ou le comité d’arrondissement, ou quelqu’un d’autre a déjà pris les dispositions nécessaires. Je vous demanderai de mettre un terme à tout cela au moins jusqu’à l’arrivée de Koba[4]. Il n’y a plus long à attendre.

Tous, jusqu’à aujourd’hui, étaient convaincus que cette épreuve me serait épargnée. Tu dormais, aussi me suis-je précipité chez Molotov, que j’ai trouvé chez lui ; il m’a dit qu’il n'y avait pas de décision, mais que par ailleurs, il n’y avait pas lieu de se faire du souci, que ce n’était pas si « effrayant ». Pourtant, c’est précisément parce que jusqu’à aujourd’hui les gens pensaient qu’il n’y aurait pas éviction, que ce fait est interprété comme un tournant vers un renforcement de la méfiance à mon égard de la part de la direction. Dans la réalité, cela voudra dire, que ce semi-sabotage pratiqué à mon endroit s’accentuera encore. Les travailleurs de mon appareil devront faire preuve de vigilance à mon égard, et ils commenceront à me dénigrer, y voyant un devoir de parti. Après cela, mon travail deviendra si difficile qu’il me faudra faire autre chose. Mais l’essentiel est que je ne comprends pas pourquoi tout cela. S’il faut ne pas m’élire pendant le congrès[5] au CC, on peut le faire sans cela. D’une façon générale, une éviction n’a qu’un sens : vérifier l’individu, voir s’il peut être membre du parti ou s’il faut le mettre dehors. Vous qui me connaissez depuis des dizaines d’années, vous pouvez porter cette appréciation beaucoup mieux que n’importe quelle commission. Tous ont vu et voient que mon travail n’a rien de bureaucratique. Et qu’ai-je bien pu faire qui, maintenant précisément, puisse mettre en doute ma présence au parti ? Et s’il n’en est rien, alors pourquoi me torturer et compliquer tout le travail qui reste à faire ? Je te prie instamment, si tu peux faire quelque chose, de le faire. Je suis suffisamment sali dans les lettres, et après mon éviction, ma vie sera un enfer.

Mes amitiés, et mes excuses

Ton Boukharine

  1. Dans la présente édition sont pour la première fois publiées dix lettres de Nikolaï Boukharine. La majeure partie de l’héritage écrit de Boukharine a été détruite après qu’on l’a passé par les armes. Aussi toute lettre de lui qui s’est conservée présente-t-elle une grande valeur historique. Les lettres ci-incluses sont adressées à Dzerjinski, Kouïbychev et Ordjonikidzé et ont été écrites entre 1924 et 36. Ces documents donnent une certaine idée de l’activité de Boukharine en tant que militant du parti, homme d’Etat, et personnalité publique. Elles nous révèlent ses vues sur différents aspects du développement de l’Etat soviétique et caractérisent son état affectif dans les dernières années de sa vie. On notera l’intérêt particulier de trois lettres de Boukharine à Ordjonikidzé, datées de novembre 1933 et d’Octobre 1936. On y décèle nettement le grave contexte moral et politique dans lequel se trouvait à cette époque Boukharine, accusé d’erreurs théoriques, de déviationnisme, puis de crime d’Etat.
  2. En 1929, Boukharine est chargé de travailler dans l’appareil du Conseil supérieur de l’économie nationale et après la réorganisation de ce dernier, en 1932, au Commissariat du peuple à l’industrie lourde de l’URSS. A dater de mai 1933, il a dirigé le secteur de la propagande des techniques de production et de la recherche scientifique.
  3. La purge du parti a eu lieu en 1933-1934 sur décision de la XVIe conférence du parti.
  4. Pseudonyme de Staline au parti.
  5. Il s’agit du XVIIème congrès du PC(b) de l’URSS.