Lettre à Grigory Ordjonikidze, 2 juillet 1931

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Cher Sergo,

J’ai bien atterri. Le congrès de Londres[2] ne va pas sans difficultés. Les habitudes sont ici telles que l’on ne dispose que de 5 minutes. Nous avons réussi à négocier quelque chose. Une fois, Ioffé et moi n’avons pu prendre la parole (faute de temps), mais Kolman et Rubinstein ont pu le faire. Aujourd’hui, Zavadovski a parlé. Demain, ce sera mon tour. Après-demain, nous projetons d’intervenir tous ensemble (ce sera quelque chose comme une journée soviétique, bien que cette journée — 2 heures !). Nous ferons imprimer nos rapports (nous-mêmes à l’imprimerie) et les distribuerons. On nous prend des sommes folles pour les traductions, pour l’impression, pour la correspondance, mais j’ai fait pression à l’ARCOS[3] pour qu’on nous donne de l’argent : je ne sais pas s’il ne faudra pas rembourser quelque chose, bien que je pense qu’ils vendront tout (le livre[4], les rapports). Nous sommes allés à Cambridge. Dimanche, on a promis de me présenter à Rutherford, le meilleur physicien du monde, qui a été promu lord. J’ai fait la connaissance de plusieurs très grands savants.

Parallèlement, je fais l’objet d’une campagne inouïe, déchaînée dans le Daily Mail et le Morning Post[5]. Chaque jour c’est une campagne de dénigrement à mort. Amusant ! J’adore faire rager ces canailles !

Conclusions préalables :

1) Nous pouvons faire beaucoup. Il y a des gens très haut placés qui manifestent intérêt et sympathie. Ils ne connaissent rien de valable sur l’URSS (dans le domaine de la science, de la technique, etc,).

2) Nous ne faisons presque rien pour donner ce genre d’information.

3) Nous attirons peu les gens, nous ne publions pas de livres, la science russe est méconnue. Or l’intérêt est très grand.

4) Nos gens, ici, sont faibles, peu compétents.

5) Il y a ici des milieux prêts à organiser une société des matérialistes et bien d’autres choses.

6) Il faut de notre part de l’attention et certains efforts.

P. S. Comme il y a beaucoup de choses à apprendre ici, je veux rester deux jours après le congrès, pour une prop [agande] tech [nique] du CSEN : il faut en profiter. Même chose à Berlin. Il y a ici beaucoup de choses intéressantes pour nous, et je veux aller à la pêche.

Mes amitiés à toi, à Zina[6] et aux cam[arades].

Ton Nikolaï

  1. Dans la présente édition sont pour la première fois publiées dix lettres de Nikolaï Boukharine. La majeure partie de l’héritage écrit de Boukharine a été détruite après qu’on l’a passé par les armes. Aussi toute lettre de lui qui s’est conservée présente-t-elle une grande valeur historique. Les lettres ci-incluses sont adressées à Dzerjinski, Kouïbychev et Ordjonikidzé et ont été écrites entre 1924 et 36. Ces documents donnent une certaine idée de l’activité de Boukharine en tant que militant du parti, homme d’Etat, et personnalité publique. Elles nous révèlent ses vues sur différents aspects du développement de l’Etat soviétique et caractérisent son état affectif dans les dernières années de sa vie. On notera l’intérêt particulier de trois lettres de Boukharine à Ordjonikidzé, datées de novembre 1933 et d’Octobre 1936. On y décèle nettement le grave contexte moral et politique dans lequel se trouvait à cette époque Boukharine, accusé d’erreurs théoriques, de déviationnisme, puis de crime d’Etat.
  2. Il s’agit du second congrès international d’histoire des sciences et des techniques, qui s’est tenu à Londres du 29 juin au 3 juillet 1931.
  3. ARCOS : société anonyme de commerce mixte soviéto-britannique créée à Londres en 1920. Elle représentait également les organisations du commerce extérieur soviétique dans un certain nombre d’autres pays étrangers. A cessé d’exister au début de la Seconde Guerre mondiale.
  4. Il s’agit du livre La science au carrefour, édité spécialement pour le congrès.
  5. Daily Mail, journal de tendance plutôt conservatrice, fondé en 1896. Publié simultanément à Londres et Manchester. The Morning Post, quotidien conservateur. A paru à Londres entre 1772 et 1937.
  6. Zinaïda Gavrilovna, la femme d’Ordjonikidze.