Lettre à Fred Pasley, 28 décembre 1938

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Mon Intervention dans la politique mexicaine

Questions posées à Léon Trotsky par Fred E. Pasleycorrespondant du Daily News de New York :

1. Dans un éditorial récent publié le 29 octobre 1938, a affirmé d'une part que « Trotsky est l’ami et le conseiller de Cardenas », et que, par ailleurs, vous êtes derrière les expropriations du pétrole au Mexique. Votre conseiller, Me Albert Goldman, nous a prié de rétracter ces propos. Auriez-vous l'amabilité de nous communiquer vos points de vue sur l'exactitude ou la fausseté des allégations du Daily News ?

2. La presse des États-Unis, peut-être influencée par le fait que le gouvernement Cardenas vous a donné asile, a souvent laissé entendre que vous avez été l’inspirateur de nombreux aspects de la politique du gouvernement mexicain actuel ; elle a également laissé entendre que ce dernier vous a souvent consulté, particulièrement sur les expropriations de terres et quant à la possibilité d'exproprier les industries pour les remettre aux mains des travailleurs.

3. M. Henry Allen, ancien gouverneur de l’État nord-américain du Kansas, a visité le Mexique à l’automne de 1938, et a participé à un séminaire d'étudiants nord-américains à la ville de Mexico. A son retour, il a écrit, entre autres : « Au cours des dernières semaines, Cardenas a envoyé dans toute l'Amérique des émissaires qui chantent les louanges et les avantages de la confiscation... Il est facile de savoir qui le lui a enseigné... Trotsky.

Lombardo Toledano, qui est allé en Russie étudier le système soviétique, et qui est un disciple de Trotsky, etc. » M. Allen a répété récemment ces affirmations à New York. Dites-nous, s'il vous plaît, si ces affirmations sont vraies ou fausses.

4. Si l'on en croit le journal mexicain Excelsior, votre conseiller, M. Albert Goldman a dit : « Les éditoriaux du Daily News (le journal que je représente) ont été inspirés par un correspondant étranger résidant ici, qui a des liens avec les communistes des États-Unis et du Mexique. » Puisque c’est contre le Daily News que M. Goldman a lancé ces accusations, pourrais-je connaître le nom de ce correspondant ?

5. On a dit publiquement à New York que votre séjour au Mexique était financé par un groupe d'antistaliniens de New York. Est-ce vrai ou faux ?

6. L’Axe Berlin-Rome-Tokio est-il une menace pour la paix ?

Réponse de Trotsky

C’est bien volontiers que je réponds à vos questions dans la mesure où votre rédaction s’est engagé télégraphiquement à publier intégralement mes réponses. Les rédacteurs du Daily News s’expriment au sujet du Mexique, du gouvernement mexicain et de ma prétendue participation dans la vie politique mexicaine avec une franchise louable qui pourrait même paraître brutale. Je m’efforcerai cependant d’éviter la brutalité sans manquer pourtant à la franchise.

L’affirmation du Daily News (29 octobre 1938) selon laquelle Trotsky est « l’ami et le conseiller de Cárdenas » est absolument mensongère. Je n’ai jamais eu l’honneur de rencontrer le général Cárdenas ni d’avoir un entretien avec lui. Je n’ai eu avec lui aucunes relations épistolaires autres que celles qui concernaient mon droit d’asile. Je ne me suis jamais immiscé, ni avant ni à présent, dans les affaires politiques intérieures de ce pays, si l’on veut bien ne pas tenir compte des réfutations que j’ai dû opposer aux calomnies répandues ici contre moi par les agents de Staline. Enfin, le programme de la IVe Internationale, que je défends, est fort éloigné du programme du gouvernement mexicain. Il est par ailleurs facile de comprendre que le gouvernement mexicain, soucieux du prestige national de son pays, n’aurait jamais demandé de conseil d’un émigré étranger. C’est par les journaux, comme la majorité des autres citoyens, que j’ai appris les mesures agraires et autres prises par le gouvernement mexicain.

Sur quoi votre journal fonde-t-il pareille conclusion ? Évidemment sur le simple fait que le général Cárdenas m’a accordé le droit d’asile. N’est-ce pas monstrueux? En 1916, j’ai été expulsé d’Europe en raison de ma lutte contre la guerre impérialiste et j’ai trouvé asile aux États-Unis Sans passeport, sans visa, sans ces formalités aussi absurdes qu’humiliantes ! Vos autorités d’immigration se sont préoccupées de savoir si je n’étais pas atteint de trachome, mais ne sont pas du tout intéressées à mes idées. J’ose pourtant affirmer qu’elles étaient aussi mauvaises il y a vingt-deux ans que maintenant. Il n’est venu à l’idée de personne que le président Wilson m’avait accordé le droit d’asile pour bénéficier de mes « conseils ». Vous m’objecterez peut-être que cela s’est passé dans un passé lointain, à une époque où les États-Unis ne s’étaient pas encore affranchis de survivances barbares et que l’épanouissement actuel de la civilisation n’a commencé qu’après la grande guerre de libération, « la guerre pour la démocratie ». Je ne le conteste pas. Il semble que la civilisation démocratique ait atteint un tel degré d’épanouissement que le seul fait que le gouvernement mexicain m’ait accordé le visa a provoqué immédiatement l’hypothèse selon laquelle il sympathise avec les idées de Trotsky. Permettez-moi cependant de vous faire remarque que le fait d’accorder le droit d’asile à ses amis politiques n’est pas encore la démocratie : même Hitler, Mussolini et Staline le font. Même le tsar de Russie et le sultan de Turquie l’ont fait en leur temps. Le principe du droit d’asile, si on le prend au sérieux, suppose qu’on accorde l’hospitalité même à ses adversaires politiques. Je me permets de penser que le gouvernement du général Cárdenas m’a accordé asile, non par sympathie pour mes idées, mais par respect pour les siennes.

J’ai d’autre part répondu aux insinuations de M. Allen dans les colonnes de l’hebdomadaireHoy et vous pourrez y trouver le texte intégral de ma réponse. Dans les articles et déclarations de M. Allen portant sur ma vie et mon activité au Mexique, il n’y a pas un mot de vrai. Vous-même, vous citez dans votre question l’affirmation de M. Allen selon laquelle Lombardo Toledano, secrétaire général d’une des centrales syndicales, serait un de mes « partisans ». Voilà une phrase qui provoquerait au Mexique un rire homérique, probablement peu flatteur pour l’ancien gouverneur du Kansas. II suffit de dire que cet original « partisan » va répétant dans ses discours que je prépare... le renversement du gouvernement. Sur quoi fonde-t-il ses affirmations? Sur les mêmes éléments que votre journal. Quel est son objectif? Me faire livrer aux mains du G.P.U. J’ai proposé à M. [Lombardo] Toledano de constituer une commission impartiale afin de mener une enquête publique pour vérifier ses affirmations. Il a, bien entendu, éludé cette proposition. Je suis prêt à la renouveler en direction de M. Allen. Il va de soi qu’il se dérobera aussi. Toledano et Allen ne sont pas identiques, mais symétriques en ce, du moins, qu’ils sont également éloignés du méridien de l’honnêteté intellectuelle.

Oui, je dispose d’informations qui montrent que l’informateur du Daily News sur ma « participation » à la politique du gouvernement mexicain est membre du parti communiste des Etats-Unis. Vous savez combien il est difficile, dans ce genre d’affaire, de présenter des preuves juridiquement irréfutables bien que les faits soient incontestables. Il ne sera pourtant pas très difficile pour votre rédaction de vérifier ce fait-là. Il existe deux groupes qui ont intérêt à lancer les insinuations qui ont été répétées dans une série d’articles de votre journal : d’une part les capitalistes, mécontents de la politique du gouvernement mexicain qui veulent la présenter comme un « communisme exotique », d’autre part le G.P.U., qui veut remettre en question mon droit d’asile au Mexique. Une combinaison des efforts de ces deux groupes est tout à fait possible puisque, encore une fois, ils ne sont pas identiques, mais symétriques.

C’est mon travail d’écrivain qui me permet de vivre. Et cela seulement ! Mais il est tout à fait exact que mes amis des États-Unis et de tous les autres pays viennent au Mexique, avec abnégation, pour m’aider dans mon travail et me protéger d’éventuelles tentatives d’assassinat. Ils le font de leur propre initiative, sacrifiant volontairement leur temps et leur argent ou ceux de leurs amis. Ils l’ont fait lorsque je me trouvais en Turquie, en France, en Norvège. Ils l’ont fait alors et le font aujourd’hui, pas pour moi personnellement, mais pour les idées que je représente. Il est évident qu’elles ont une énorme force d’attraction.

Tout le monde comprend que l’axe Rome-Berlin est une menace pour la paix. Mais ce n’est qu’un des aspects du danger de guerre. Pour qu’il y ait une guerre, il faut qu’il y ait deux camps. Les guerres contemporaines surgissent des contradictions insurmontables entre intérêts capitalistes. Notre planète est parcourue par plusieurs trains qui roulent en même temps sur les mêmes rails à la rencontre des uns et des autres, mus par la cupidité et la rivalité. Ils ne peuvent qu’entrer en collision. Lequel des mécaniciens est à tel moment le plus « coupable », lequel le moins, cela n’a pas d’importance. Le coupable, c’est le régime impérialiste qui a fait passer la richesse des nations aux mains de quelques monopoles. Il faut mettre fin au régime des monopoles : il faut exproprier les expropriateurs.

P.S. : Après avoir reçu votre numéro du 10 décembre, je dois ajouter ceci :

Quand le Daily News affirme que j’ai été l’inspirateur des mesures d’expropriation du pétrole prises par le gouvernement mexicain, ce n’est pas une calomnie, c’est simplement une contre-vérité. Mais votre journal avance maintenant une seconde affirmation qui, cette fois, en plus d’un mensonge, constitue une calomnie. Le Daily News affirme que, sur mon conseil, le pétrole mexicain est vendu au gouvernement allemand et que mon objectif dans l’affaire est de nuire au régime de Staline. Il reprend ainsi à son compte la version diffusée à travers les procès de Moscou. La commission d’enquête internationale présidée par le Dr John Dewey a révélé que les accusations de Moscou étaient fausses. Les éditoriaux de votre journal ne peuvent transformer en vérité un mensonge déjà démasqué.

A qui le gouvernement mexicain vend-il son pétrole ? C’est son affaire et je n’ai rien à y voir. Je relève seulement que mes « démocraties » disposent d’un moyen simple pour conserver entre leurs mains le pétrole mexicain, c’est de l’acheter. Dans la mesure où la Grande-Bretagne, par exemple, boycotte le pétrole mexicain, elle oblige le gouvernement de ce pays à le vendre à l’Allemagne, à l’Italie ou au Japon. De toute évidence, le gouvernement Chamberlain prend plus à cœur les intérêts des magnats du pétrole que ceux de la défense nationale, pour ne pas parler de ceux de la « démocratie ». Quand les maîtres des destinées des grandes démocraties qui pour plaire à Hitler lui ont offert pour son anniversaire une partie du territoire tchécoslovaque, et qu’ensuite ils rompent avec le Mexique en s’indignant qu’il vende le pétrole à qui le lui achète, il est inutile de dire que l’hypocrisie dépasse ici les limites permises et devient grotesque.

Mais j’en viens maintenant à un autre aspect de la question. L’affirmation selon laquelle je cherche, en faisant vendre à l’Allemagne du pétrole mexicain, a aider Hitler à vaincre Staline n’est pas seulement un mensonge, c’est une calomnie. L’U.R.S.S. et Staline, ce n’est pas la même chose. Je suis un adversaire de Staline, pas de l’U.R.S.S. Le renversement de la dictature réactionnaire et parasitaire de l’oligarchie stalinienne, c’est la tâche des travailleurs et des paysans russes. Ils ne peuvent pas la confier à Hitler qui n’est que l’exécutant des basses œuvres de l’impérialisme allemand. La victoire de Hitler signifierait pour tous les peuples de l’U.R.S.S. un effroyable esclavage économique, politique et national et avant tout la restauration des droits du Capital privé. A moins que vous ne croyiez que je ne suis partisan de l’expropriation des puits de pétrole qu’au Mexique ? Non, je crois qu’il faut défendre la nationalisation des moyens de production qui a été effectuée par la révolution d’Octobre — contre Hitler, contre tous les autres impérialistes, et je crois que c’est le devoir élémentaire de tout socialiste, à commencer par moi.