Lettre à Evgueni Preobrajenski, 21 avril 1928

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« Questions de Méthode »

Cher E[vgenij] A[lexeievitch],

Reçu votre lettre par avion hier. Ainsi toutes vos lettres sont arrivées. La dernière a pris 16 jours, c’est-à-dire six de moins que le courrier ordinaire. Il y a deux jours je vous ai envoyé une réponse détaillée à vos objections sur la révolution chinoise. Mais en me réveillant ce matin, je me suis rappelé que j’avais oublié (apparemment) de répondre à l’argument que, d’après ce que j’ai compris, vous jugez le plus important. Vous écrivez :

« Votre erreur fondamentale réside dans le fait que vous déterminez le caractère d’une révolution sur la base de qui la fait, quelle classe, c’est-à-dire le sujet effectif, tandis qu’il semble que vous n’accordiez qu’une importance secondaire au contenu social objectif du processus. »

Puis vous donnez comme exemples la révolution de novembre en Allemagne, la révolution de 1789 en France et la future révolution chinoise.

Cet argument n’est en essence qu’une généralisation « sociologique » (pour employer la terminologie johnsonienne) de toutes vos autres idées concrètes économiques et historiques. Mais je veux aussi vous répondre sur vos idées dans leur formulation sociologique généralisée, car, ce faisant, l' « erreur fondamentale » (la vôtre, pas la mienne) apparaît très clairement.

Comment caractériser une révolution ? Par la classe qui la réalise ou par son contenu social ? C’est un piège théorique que d’opposer l’un à l’autre de façon aussi générale. La période jacobine de la révolution française était bien entendu la période de la dictature petite-bourgeoise, et par-dessus le marché, la petite bourgeoisie – en harmonie complète avec sa « nature sociologique » – a ouvert la voie à la grande bourgeoisie. La révolution de novembre en Allemagne a été le début de la révolution prolétarienne, mais, dès ses tout premiers pas, elle a été contrôlée par la direction petite-bourgeoise et n’a réussi qu’à réaliser un petit nombre de choses laissées inachevées par la révolution bourgeoise. Comment devons-nous appeler la révolution de novembre – bourgeoise ou prolétarienne? L’une et l’autre formule ne seraient pas justes. On ne déterminera la place de la révolution d’Octobre que quand on donnera à la fois son mécanisme et la détermination de ses résultats. Il n’y aura dans ce cas aucune contradiction entre la mécanique (la comprenant, bien entendu, non seulement comme sa force motrice, mais aussi la direction) et les résultats – l’une comme les autres ayant un caractère « sociologique » indéterminé. Je prends la liberté de vous demander : comment vous appelleriez la révolution hongroise de 1919 ? Vous direz prolétarienne. Pourquoi ? Le contenu « social » de la révolution hongroise ne s’est-il pas révélé capitaliste? Vous répondrez; ça, c’est le contenu social de la contre-révolution. Exact. Appliquez ça maintenant à la Chine. Le « contenu social » sous la dictature du prolétariat (basée sur une alliance avec la paysannerie) peut demeurer pendant une période pas encore socialiste, mais la route vers le développement bourgeois à partir de la dictature du prolétariat ne peut passer que par la contre-révolution. C’est pour cette raison qu’en ce qui concerne le contenu social, il faut dire : « Nous allons voir et attendre. »

Le nœud de la question réside précisément dans le fait que, bien que la mécanique politique de la révolution dépende, en dernière analyse, d’une base économique (pas seulement nationale mais internationale), elle ne peut cependant être déduite, de façon abstraitement logique, de sa base économique. En premier lieu, la base elle-même est très contradictoire et sa « maturité » ne permet pas de détermination statistique sèche; deuxièmement, la base économique, comme la situation politique, doivent être abordées non dans le cadre national, mais dans le cadre international, en tenant compte de l’action et de la réaction dialectiques entre le national et l’international ; troisièmement, la lutte des classes et son expression politique, se développant sur des bases économiques, ont aussi leur propre impérieuse logique de développement, par-dessus laquelle on ne peut pas sauter. Quand Lénine disait en avril 1917 que seule la dictature du prolétariat pouvait sauver la Russie de la désintégration et de l’effondrement, Soukhanov (qui était l’adversaire le plus consistant) lui opposait deux arguments fondamentaux : (1) le contenu social de la révolution bourgeoise n’a pas encore été réalisé, (2) la Russie n’a pas encore économiquement mûri en révolution socialiste. Et que répondait Lénine ? Que la Russie ait ou non mûri, c’est quelque chose qu’il « faudra voir et attendre » ; ce ne peut pas être statistiquement déterminé; ce le sera par un courant d’événements et, en outre, à l’échelle internationale. Mais, disait Lénine, indépendamment de la façon dont le contenu social sera déterminé au bout du compte, en ce moment, aujourd’hui, il n’y a pas d’autre voie pour sauver le pays – de la famine, de la guerre, de l’esclavage – sauf la prise du pouvoir par le prolétariat.

C’est précisément ce que nous devons dire maintenant par rapport à la Chine. D’abord, il est faux de prétendre que la révolution agraire constitue le contenu de base de la lutte historique actuelle. En quoi doit consister cette révolution agraire? Le partage général des terres? Mais il y a plusieurs partages universels semblables dans l’histoire chinoise. Puis le développement retourne toujours dans « son orbite propre ». La révolution agraire est la destruction des seigneurs et des fonctionnaires chinois. Mais l’unification nationale de la Chine et sa souveraineté économique impliquent son émancipation de l’impérialisme mondial pour lequel la Chine demeure la plus importante soupape de sûreté contre l’effondrement du capitalisme européen et demain américain. La révolution agraire en Chine sans unification nationale et sans autonomie des tarifs (en essence, sans monopole du commerce extérieur) n’ouvrirait aucune voie, aucune perspective à la Chine. C’est ce qui prédétermine le coup de balai gigantesque et le caractère monstrueusement aigu de la lutte qui attend la Chine – aujourd’hui, après l’expérience déjà vécue par tous les participants.

Que devrait, dans ces conditions, se dire un communiste chinois? Peut-il, réellement, commencer à raisonner ainsi : le contenu social de la révolution chinoise ne peut être que bourgeois (comme le prouvent telles ou telles cartes). Nous ne devons donc pas poser nous-mêmes la tâche de la dictature du prolétariat : le contenu social prescrit, dans le cas le plus extrême, une dictature de coalition du prolétariat et de la paysannerie. Mais, pour une coalition (ce dont il s’agit là, bien entendu, c’est d’une coalition politique, pas d’une alliance « sociologique » de classe), il faut un partenaire. Moscou m’a enseigné que le Guomindang est un tel partenaire. Mais il ne s’est pas matérialisé de Guomindang de gauche. Que faire ? De toute évidence, il ne me reste à moi, communiste chinois, qu’à me consoler avec l’idée qu’ « il est impossible de dire aujourd’hui si la petite bourgeoisie chinoise pourra créer un quelconque parti », ou si elle ne le fera pas. Supposons qu’elle le fasse tout d’un coup?

Un communiste chinois raisonnant ainsi couperait la gorge de la révolution chinoise.

Il est moins que tout question ici d’appeler le parti communiste de Chine à une insurrection immédiate pour la prise du pouvoir. Le rythme dépend entièrement des circonstances. La tâche consiste à veiller à ce que le parti communiste soit profondément imprégné de la conviction que la révolution chinoise ne peut vaincre qu’avec la dictature du prolétariat sous la direction du parti communiste. De plus, il faut comprendre la direction, non dans un sens « général », mais dans le sens de la disposition totale du pouvoir révolutionnaire. Et en ce qui concerne le rythme auquel il faudra construire le socialisme en Chine, là-dessus « nous allons attendre et voir ».