Lettre à Eugen Bauer, 10 octobre 1931

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Cher camarade,

J'ai bien reçu votre lettre "psychanalytique" ainsi que celle du camarade Schürer, de même que le livre de Freud que vous m'avez envoyé, et la coupure de la Leipziger Volkszeitung sur l'Allemagne soviétique, qui est arrivée aujourd'hui. Vous avez tout à fait raison de supposer que j'ai un peu mélangé l'école de base de la psychanalyse avec une branche divergente. Quant à l'élève ingrat, Alfred Adler, je le connais depuis des années, je l'ai fréquenté d'assez près en particulier par l'entremise de mon ami Ioffé. C'est alors que j'ai pris connaissance de divers ouvrages de Freud. Mais je dois avouer que j'ai toujours cru que c'était Freud qui avait jeté les bases de la théorie des handicaps surmontés, et qu'Adler n'avait fait que la développer par la suite. Mais je suis bien de votre avis : Freud est incomparablement plus profond et plus spirituel que cet Alfred Adler, limité et autosatisfait.

Je serais très heureux d'entendre votre avis sur la conférence française. Pas seulement des généralités, mais aussi des éléments personnels : l'attitude de Naville, Mill, Treint, Gourget, et d'autre part celle de Molinier et Frank. Comment se sont comportés Emile et Félix ? Quelle impression vous ont fait les bordighistes ?

L'appel "Une Allemagne soviétique est-elle possible ?" montre vraiment combien à l'époque, au début de la crise, il aurait été important que le gouvernement soviétique élabore un projet de plan de coopération entre l'Union Soviétique et l'Allemagne. Cela aurait maintenant une incomparable valeur agitative. A présent, il faudrait au moins essayer de rattraper le temps perdu.

Je n'ai fait que survoler le manifeste anti-soviétique de la Leipziger Volkszeitung (manque de temps), mais son caractère étroit et borné saute aux yeux. En 1917, les social-démocrates russes affirmaient : "dictature du prolétariat dans un pays très développé, oui, mais en aucun cas dans un pays retardataire comme la Russie, où cela ne pourrait mener qu'à la ruine. D'ailleurs la dictature ne durera pas plus de trois jours." (plus tard, ce fut : deux semaines). Telle était l'appréciation social-démocrate de la Révolution d'Octobre. Aujourd'hui, 14 ans après, les social-démocrates allemands disent : "le régime soviétique, c'est la dictature du prolétariat. Dans un pays retardataire, oui : énormes superficies, immense majorité de paysans, etc... Mais en Allemagne, pays industriel très développé, la dictature du prolétariat signifierait la ruine totale".

La coopération économique entre une Allemagne soviétique et une Russie soviétique ? Les social-démocrates allemands manœuvrent en utilisant les chiffres actuels d'importations et d'exportations pour démontrer que le volume des échanges entre l'Allemagne et l'U.R.S.S. est insignifiant. Mais cela ne fait que démontrer que si l'Allemagne soviétique travaillait selon les règles de l'Allemagne capitaliste, elle serait nécessairement étouffée. Le volume des importations industrielles en Russie est limité par les conditions de crédit; l'agriculture collectivisée qui prend aujourd'hui en grande partie une forme contraignante, pourrait être profondément fécondée en l'espace de quelques années par l'industrie allemande et ses capacités organisationnelles, ce qui révolutionnerait totalement le volume d'échanges des deux pays. Dès aujourd'hui, il serait tout à fait possible de démontrer cela par des chiffres.

Mais pour la période transitoire ? Il est certain que l'Allemagne devrait traverser des années difficiles. Mais au moins, les travailleurs comprendraient pour quelle raison ils font des sacrifices. Mais même dans ces années les plus difficiles de la transition, et à supposer que le reste de l'Europe reste capitaliste, l'Allemagne ne resterait pas isolée du marché mondial. En expropriant les propriétaires d'usines, les banquiers et industriels, le prolétariat sera immédiatement en mesure de produire pour le marché mondial à des prix nettement moins élevés que maintenant. Dans ces conditions, un blocus économique serait tout à fait exclu.

Le contact direct avec la Russie soviétique serait immédiatement rétabli, car entre l'Allemagne soviétique et la Russie soviétique, la Pologne capitaliste serait immédiatement étranglée. Mais il est quasiment exclu que le capitalisme européen puisse se maintenir longtemps en cas de révolution en Allemagne.

Aujourd'hui, il faudrait vraiment écrire une grosse brochure sur ce sujet. Peut-être les camarades allemands pourraient-ils se répartir entre eux le travail de recherche sur les différents points, et avant tout collecter documents et matériaux. Par la suite, je me joindrais moi aussi à ce travail collectif.