Lettre à Eduard Bernstein, 2 novembre 1882

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Note MIA : A propos de la publication indélicate de la correspondance de Lafargue par Malon lors de la scission, Engels avait écrit à Marx le 6 novembre 1882 : « Lafargue m'a envoyé Le Prolétaire contenant l'acte d'accusation dressé contre lui par le Congrès de St‑Etienne. Un factum véritablement bakouniniste, au reste tout à fait faible. Il s'appuie essentiellement sur les lettres de Lafargue à Malon contenant des lubies du moment, contradictoires entre elles. Il semble que Malon les ait publiées tranquillement, sans craindre la reproduction de ses lettres par Lafargue. Il n'a pas tort : ces messieurs utilisent les documents au moment opportun, si Lafargue se ramène ensuite avec les lettres de Malon c'est moutarde après dîner. Je t'envoie la chose demain. »

(…) Je ne connais pas la lettre de Lafargue dans Le Prolétaire . Je ne manquerai pas d'écrire à Paris pour l'obtenir, mais cela sera difficile. Si vous l'avez encore, veuillez me l'envoyer. Je vous le renverrai. Au demeurant, que Malon se tienne sur ses gardes, Lafargue a une quantité de lettres compromettantes de lui.

L'article absurde de Picard[1] a été positivement désavoué dans Le Citoyen . Marx lui-même l'a lu. Soit dit en passant : la personne qui vous l'a envoyé après avoir mis en évidence certains passages au crayon bleu ne sait pas le français : il souligne comme formulation chauvine du Citoyen une phrase que Picard met dans la bouche des exploiteurs bourgeois : ligue des patriotes... dont Gambetta est la tête. Je l'annote en rouge. Picard se plaît dans l'opposition à Guesde , et c'est pour lui faire une niche qu'il a passé l'article en fraude. S'il avait été possible de donner une rédaction convenable à ce journal, cette idiotie n'aurait pas passé.

Venons‑en maintenant à la conduite « rien moins qu'honorable des rédacteurs du Citoyen dans l'affaire Godard ». Il se trouve que nous sommes parfaitement au courant de l'affaire, les intéressés, comme les non‑intéressés, l'ayant à tour de rôle racontée à Marx, lors de son séjour à Paris. A la suite d'une intervention lors d'une réunion, Godard s'adressa à la rédaction du Citoyen. Comme il garde toujours une certaine tendresse personnelle pour ses ex‑frères anarchistes, Guesde le reçut très amicalement. Au beau milieu d'un paisible entretien, sans prétexte aucun, Godard décoche à Guesde un violent coup de poing en pleine figure. Les autres arrivent à la rescousse : Godard, avec une lâcheté bien anarchiste, se retire dans un coin : on ne va tout de même pas le maltraiter, lui le prisonnier ! Et ces gens du Citoyen, en vrais enfants, au lieu de lui administrer une bonne trempe, tiennent conseil et décident: qu'en effet il fallait le relâcher parce qu'il était prisonnier ! Sans avoir été corrigé, hélas, Godard prit donc la clé des champs. Or, le lendemain soir, à l'heure où l'on savait la plupart des rédacteurs absents, une douzaine d'anarchistes armés de gourdins, etc., firent irruption dans le bureau et demandèrent « satisfaction ». Cependant Massard tint bon, et ils durent s'en retourner bredouilles. Mais désormais la fédération du Centre en est informée, et elle a organisé plusieurs soirs une garde d'ouvriers : messieurs les anarchistes ne sont plus revenus.

Mais je vous prie de bien vouloir m'informer dorénavant à votre tour de faits qui ne seraient « rien moins qu'honorables », etc.

Je dois conclure de tout le contenu de votre lettre que vous ne recevez pas régulièrement Le Citoyen et qu'en dehors de L'Egalité et du Prolétaire vous en êtes donc réduit aux rapports des camarades de Paris qui, de leur côté, tiraient leurs seuls renseignements des Malon et Cie et qui, selon toute vraisemblance, faisaient preuve à leur égard d'une crédulité assez grande. Or à mon avis, l'organe du parti ne doit en aucun cas se laisser influencer dans son jugement sur le mouvement ouvrier d'un autre pays par les camarades qui se trouvent dans une capitale étrangère et changent souvent de résidence...

Quand vous ne cessez de répéter que le « marxisme » est en grand discrédit en France, vous n'avez en somme vous‑même d'autre source que celle‑là ‑ du Malon de seconde main. Ce que l'on appelle « marxisme » en France est certes un article tout spécial, au point que Marx a dit à Lafargue : « Ce qu'il y a de certain, c'est que moi je ne suis pas marxiste ». Mais si Le Citoyen a tiré l'été dernier à 25 000 exemplaires et acquis une position telle que Lissagaray a mis en jeu sa réputation pour la conquérir, cela semble tout de même contredire quelque peu ce prétendu discrédit. Mais ce qui le contredit davantage encore, c'est que ce discrédit n'empêche pas ces gens d'avoir assez de crédit pour que, chassés du Citoyen, ils fondent le jour même un nouveau grand quotidien et, en dépit des chicanes du propriétaire de l'ancien Citoyen, le maintiennent en vie pendant quinze jours, grâce au seul appui de travailleurs et de petits‑bourgeois (ouvriers et petits industriels, écrit Lafargue), et trouvent un capitaliste avec lequel ils vont traiter demain sur le sort définitif du journal : oui ou non. Lorsque les faits parlent si haut, Malon ferait bien de garder pour lui son « discrédit ».

En revanche, le crédit de monsieur Malon est si grand que lorsque, à L'Intransigeant , il a demandé à Rochefort d'être mieux payé, celui-ci lui a répondu : « Je vous paierai plus si vous écrivez moins . » Que Malon s'attache donc à fonder un quotidien à Paris sans avoir un centime en poche, pour montrer ce que vaut son crédit !

Mais suffit ! J'ai prié Lafargue de vous envoyer L'Egalité en échange du Sozialdemokrat, et il écrit aujourd'hui qu'il s'exécute. Si L'Egalité n'arrivait pas régulièrement, il suffirait d'une ligne ‑ une carte postale à P. Lafargue, 66, boulevard de Port‑Royal, Paris.

  1. Engels fait allusion à l'article de Léon Picard sur les Allemands à Paris, publié dans Le Citoyen du 3 septembre 1882 sous le titre « L'Affaire de la rue Saint‑Marc ». Cet article, d'un ton tout à fait chauvin, était dirigé contre une association de gymnastes allemands de Paris.