Lettre à Dwight Macdonald, 20 janvier 1938

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Une appréciation sur Partisan Review

Cher M. Macdonald,

Je vais vous parler avec une totale franchise dans la mesure où des réserves ou des demi-louanges non sincères signifieraient un manque de respect pour vous et votre entreprise.

Mon impression générale est que les éditeurs de Partisan Review sont des gens instruits et intelligents, mais qu’ils n’ont rien à dire. Ils cherchent des thèmes qui ne puissent blesser personne, mais qui ne peuvent également donner quoi que ce soit à qui que ce soit. Je n’ai jamais vu ni entendu parler d’un groupe avec un tel état d’esprit remportant des succès, acquerrant de l'influence et laissant quelque espèce de trace dans l’histoire de la pensée.

Remarquez que je n’aborde pas du tout le contenu de vos idées (peut-être parce que je ne peux pas les discerner dans votre revue). « Indépendance » et « liberté » sont deux notions vides. Mais je suis prêt à admettre que « l’indépendance » et « la liberté » telles que vous les entendez représentent quelque chose qui a une véritable valeur culturelle. Excellent !

Mais alors il faut les défendre l’épée à la main ou au moins le fouet. Toute nouvelle tendance artistique ou littéraire (naturalisme, symbolisme, futurisme, cubisme, expressionnisme et ainsi de suite) a commencé par un scandale, brisant les vieilles faïences respectées, froissant bien des autorités établies. Cela ne découlait pas seulement de la recherche de la publicité (bien qu’il n’en ait pas manqué). Non, ces gens, artistes aussi bien que critiques littéraires, avaient quelque chose à dire. Ils avaient des amis, ils avaient des ennemis, ils se battaient et précisément, par là, ils démontraient leur droit à l’existence.

Dans la mesure où votre publication est concernée, elle souhaite essentiellement, apparemment, démontrer sa respectabilité. Vous vous défendez contre les staliniens comme de jeunes femmes bien élevées insultées par des voyous. « Pourquoi nous attaque-t-on, vous plaignez-vous, nous ne voulons qu’une chose : vivre et laisser vivre les autres ». Une telle politique ne peut réussir.

Bien sûr, il ne manque pas d’« amis de l’U.R.S.S. » déçus ni d’intellectuels généralement lugubres qui, s’étant une fois brûlés, craignent plus que tout d’être de nouveau engagés. Ces gens vous enverront des lettres sympathiques et tièdes, mais ne garantiront pas le succès de la revue puisque un succès sérieux n’a jusqu’à maintenant jamais encore reposé sur une désorientation politique, culturelle et esthétique.

Je voulais espérer que ce n’était là qu’une situation temporaire et que les éditeurs de Partisan Review cesseraient d’avoir peur d’eux-mêmes. Mais je dois dire que le symposium que vous avez conçu n’est pas du tout de nature à fortifier ces espérances. Vous formulez votre question sur le marxisme comme si vous commenciez l’histoire sur une page blanche. Le titre même du symposium paraît extrêmement prétentieux et en même temps très confus. La majorité des écrivains que vous avez invités ont démontré par tout leur passé – hélas ! – leur totale incapacité à la pensée théorique. Quelques-uns ne sont que des cadavres politiques. Comment pourrait-on confier à un cadavre la responsabilité de décider si le marxisme est une force vivante ? Non, je refuse catégoriquement de participer à ce genre de tentative.

Une nouvelle guerre mondiale approche. Dans tous les pays, la lutte politique interne tend à se transformer en guerre civile. Des courants de la plus haute tension sont à l’œuvre dans tous les domaines de la culture et de l’idéologie. Vous voulez évidemment fonder un petit monastère culturel se protégeant du monde extérieur par le scepticisme, l’agnosticisme et la respectabilité. Une telle tentative n’ouvre aucune espèce de perspective.

Il est tout à fait possible que le ton de cette lettre vous apparaisse comme tranchant, inadmissible et « sectaire ». Cela ne constituerait à mes yeux qu’une preuve supplémentaire du fait que vous voulez publier une « petite » revue pacifique sans participer activement à la vie culturelle de votre époque. Si, au contraire, vous ne considérez pas mon ton « sectaire » comme un obstacle à un futur échange d’opinion, alors je demeure entièrement à votre service.