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Lettre à Conrad Schmidt, 5 août 1890
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Londres, le 5 août 1890
(...) J'ai lu dans le Deutsche Worte[1] de Vienne, ce que pense du livre de Paul Barth[2] le malencontreux Moritz Wirth[3], et cette critique m'a donné aussi une impression défavorable du livre lui-même. Je le parcourrai, mais je dois dire que si Moritzchen cite fidèlement le passage où Barth prétend n'avoir pu trouver dans tous les écrits de Marx qu'un seul exemple de la dépendance dans laquelle la philosophie se trouve par rapport aux conditions matérielles de l'existence, à savoir que Descartes identifie les animaux aux machines, un homme capable d'écrire un chose pareille me fait pitié. Et puisque cet homme n'a pas découvert que si les conditions matérielles de l'existence sont la primus agens [cause première], cela n'exclut pas que les domaines idéologiques exercent sur elles une action en retour, secondaire à vrai dire, il ne peut certainement pas avoir compris la matière qu’il traite. Cependant, je le répète, tout cela est de seconde main, et Moritzchen est un ami dangereux. La conception matérialiste de l’Histoire a maintenant, elle aussi, quantité d'amis de ce genre, à qui elle sert de prétexte pour ne pas étudier l'histoire. C'est ainsi que Marx a dit des « marxistes » français de la fin des années 70 : « Tout ce que je sais, c'est que je ne suis pas marxiste . »
Il y a eu également dans la Volkstribüne[4]l a répartition des produits dans la société future, pour savoir si elle se ferait selon la quantité de travail fourni ou autrement. On a abordé la question d'une façon très « matérielle », à l'opposé des fameuses phrases idéalistes sur la justice. Mais par un fait étrange personne n’a eu l'idée que le mode de répartition dépend essentiellement de la quantité de produits à répartir et que cette quantité varie, bien entendu, avec le progrès de la production et de l’organisation sociale, faisant varier en conséquence le mode de répartition. Or, tous les participants au lieu d'envisager la « société socialiste » comme une chose qui varie et progresse continuellement, la considèrent comme une chose fixe, établie une fois pour toutes, et qui doit donc avoir un mode de répartition une fois pour toutes. Si on reste raisonnable, on peut seulement : 1° chercher à découvrir le mode de répartition par lequel on commencera, et 2° essayer de trouver la tendance générale du développement ultérieur. Mais je n'en trouve pas un mot dans tout le débat.
En général, le mot « matérialisme » sert à beaucoup d’écrivains récents en Allemagne de simple phrase avec laquelle on étiquette toutes sortes de choses sans les étudier davantage, pensant qu’il suffit de coller cette étiquette pour que tout soit dit. Or, notre conception de l'histoire est, avant tout, une directive pour l’étude, et non un levier servant à des constructions à la manière des hégéliens. Il faut réétudier toute l'histoire, il faut soumettre à une investigation détaillée les conditions d'existence des diverses formations sociales avant d'essayer d'en déduire les conceptions politiques, juridiques, esthétiques, philosophiques, religieuses, etc. qui leur correspondent. Sur ce point, on a fait jusqu’ici peu de chose, parce que peu de gens s'y sont attelés sérieusement. Sur ce point, nous avons besoin d'une aide de masse, le domaine est infiniment vaste, et celui qui veut travailler sérieusement peut faire beaucoup et s'y distinguer. Mais, au lieu de cela, les phrases vides sur le matérialisme historique (on peut précisément tout transformer en phrase) ne servent pour un trop grand nombre de jeunes allemands qu'à faire le plus rapidement possible de leurs propres connaissances historiques relativement maigres – l’histoire économique n'est‑elle pas encore dans les langes ? – une construction systématique artificielle et à se croire ensuite des esprits tout à fait puissants…
C’est à ce moment précis que choisit un Barth pour apparaître, et se consacrer à quelque chose qui, dans son milieu au moins, n’est plus qu’une phrase creuse.
Mais tout ceci se tassera. En Allemagne, nous sommes maintenant assez forts pour supporter beaucoup. Un des plus grands services que nous a rendu la loi contre les socialistes[5], c’est qu'elle nous a débarrassés de l'importun « savant » allemand vaguement socialiste. Nous sommes maintenant assez forts pour digérer même ce savant allemand qui, de nouveau, s’en fait accroire. Vous qui avez déjà réellement fait quelque chose, vous avez dû certainement remarquer combien est petit le nombre de jeunes littérateurs adhérant au Parti qui se donne la peine d’étudier l'économie, l'histoire de l'économie et l'histoire du commerce, de l'industrie, de l'agriculture, des formations sociales. Combien connaissent de Maurer plus que le nom ? C’est la présomption du journaliste qui doit résoudre toutes les difficultés, mais les résultats sont aussi à l'avenant ! Ces messieurs ont parfois l'air de s'imaginer que tout est assez bon pour les ouvriers. Si ces messieurs savaient que Marx jugeait ses meilleures œuvres insuffisantes encore pour les ouvriers et qu'il regardait comme un crime d'offrir aux ouvriers quelque chose qui fût au-dessous du parfait ! (…)
- ↑ Deutsche Worte (Les paroles allemandes). Revue économique et sociale viennoise, parut entre 1881 et 1904. (N.R. )
- ↑ Il s'agit du livre de Paul Barth : La Philosophie de l’histoire de Hegel et des hégéliens jusques et y compris Marx et Hartmann . (N.R .)
- ↑ M. Wirth : Hegel injuré et présenté dans l'Allemagne moderne . (N.R .)
- ↑ Berliner Volkstribüne, Sozial-Politisches Wochenblatt (Tribune populaire berlinoise. Hebdomadaire social et politique.) : journal social-démocrate proche du groupe anarchisant des « Jeunes ». Parût de 1887 à 1892. (N.R. )
- ↑ Loi d’exception contre les socialistes : adoptée le 21 octobre 1878 par le Reichstag sur proposition de Bismarck, elle plaçait le parti socialiste dans l’illégalité et interdisait sa presse. Mais ce fut un échec : combinant travail légal et illégal, les socialistes allemands continuèrent à étendre leur influence.