Lettre à Christian Rakovski, Juin 1929

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Ce que je vous écrivais il y a un mois comme une perspective possible est devenu aujourd'hui réalité. La catastrophe a éclaté. La panique et la confusion règnent; on cherche des issues individuelles à la situation. Les rapports internes qui, déjà auparavant, étaient loin d’être bons sont devenus partout réellement insupportables. La trahison inouïe de la commission des trois[1] a mis sens dessus-dessous toutes les réserves morales, tous les principes qui ne permettent pas certaines choses. Dégénérescence idéologique et morale complète : personne n'a confiance en personne, personne ne croit personne. Il s'est créé une atmosphère de méfiance mutuelle, une situation de discussions de groupes, un éloignement et un isolement les uns des autres. Chacun craint d'être trahi, qu'un autre le supplante. Aussi chacun s'efforce‑t‑il de se glisser dans le parti par‑dessus le dos des autres. La digue est rompue..

Les quelques-uns qui n'ont pas perdu la tête, qui n'ont pas changé d’opinion ne peuvent rien entre­prendre, ne peuvent même pas endiguer la panique. C'est de toute cette situation, dans le détail de laquelle je ne veux pas entrer, qu'il faut partir. Pour empêcher que la catas­trophe ne produise tous ses effets, il est nécessaire de faire des pas rapides et, ‑ puisque nous avons tardé de façon inadmissible ‑ des pas dangereux et risqués. Il y a un ou deux mois, on aurait pu trouver une issue avec moins de risques et dans une situation moins difficile. La lettre officielle qui vous est envoyée est ce avec quoi on peut encore aujourd'hui tenir passagèrement les gens. Pour ma part ‑ c'est aussi l'avis de quelques autres ‑ je ne suis pas d'accord avec certains passages de cette lettre. Mais il a fallu y souscrire, sinon c'était la scission.

Quel est mon avis sur le pas proposé dans cette lettre et pourquoi je crois qu'on peut s'y résoudre ? Il ne s'agit pas de ceux qui sont partis. Il s'agit au con­traire de ceux qui sont restés. Si Ivan Nikolaievitch (Smirnov) ou quelqu'autre rédigeait une déclaration plus conve­nable que celle de la déclaration des trois, il aurait der­rière lui les trois quarts de l'Opposition. Il ne saurait y avoir presque aucun doute qu'Ivan Nikolaievitch rédigera une déclaration dont le point central sera l’abandon de tout travail fractionnel. Si pour des raisons quelconques il ne la rédige pas, il va affluer en masse des déclarations de ce genre (individuelles, ou par groupes).

La tâche à mon avis, c'est d'essayer de faire de ce pas que nous ne pouvons empêcher une manœuvre de notre part dans le genre de celle qui avait été entrepri­se le 16 octobre 1926[2]. Je crois que l'on pourrait ainsi contenir l'actuelle retraite déréglée et en panique, ou du moins lui assurer certaines limites et garder en mains l'initiative bien que ce soit par une mesure malpropre de ce genre. Je ne nourris pas d'illusions couleur de rose. J'ai conscience de tous les aspects négatifs et dangereux d'un pas de ce genre. Mais nous n'avons que deux voies; ou bien nous laissons courir les événements et ne faisons rien pour empêcher la désagrégation complète de notre mouvement ou bien nous utilisons les minces chances qu'offre ce pas. Quels résultats positifs ce pas peut‑il nous apporter, si nous réussissons à le faire ? Avant tout, nous réussirions, comme je l'ai déjà dit, à prendre l'initiative de notre côté, bien que d'une façon qui sent bien mauvais. Mais l'initiative dans la retraite est souvent plus importante que dans l'attaque. Et puis, une situation de ce genre nous donnerait la chance de tenir tel ou tel. Déjà le fait que n'importe quoi arrive d'en haut, que n’importe qui s'occupe du mouvement dans son ensemble diminue la panique et a un effet apaisant. Nous avons précisément hésité trop long­temps et laisser la retraite aller trop loin. Il faut l’ar­rêter au moins à ce stade. Beaucoup vont signer la renonciation au travail fractionnel sans se préoccuper de savoir qui a rédigé la déclaration. Mais une chose est de savoir si elle émane de Nikolaievitch ou d'une initiative individuelle ou d’un groupe et une tout autre chose que ce pas soit fait par vous, par Kossior, Okoudjava, Mouralov, Belo­borodov, etc. Dans le premier cas, ce serait certainement un pas vers la liquidation de l'Opposition, dans le second cas cette déclaration constituera le point de départ d'une manœuvre pour préserver l'Opposition.

Quel danger y a‑t‑il en l'occurrence ? Le danger principal est que l'Opposition ne la comprenne pas. Elle va réunir tous ceux qui hésitent et répugner à tous ceux qui sont restés dévoués à la plate-forme. Il n'existe de garantie que dans la mesure où ce pas est entrepris par des dirigeants en qui on a confiance. Ceux qui ne com­prendront pas le but et l'importance de la manœuvre feront du bruit comme au 16 octobre. Ils se res­saisiront peu à peu. Ce sera le cas pour notre gauche, qui vit encore dans les masses, pour notre jeunesses qui; comme toujours, répète en exagérant les vertus et les vices de ses aînés. Il faut les traiter avec indulgence et patien­ce, d'autant plus que ceux qui hésitent ont tendance à se faire boucs émissaires. Avec quelque prudence, nous ne per­drons pas ceux‑ci et en revanche, nous en conserverons beau­coup d'autres. Et il nous faut les retenir ne serait‑ce que jusqu'à à automne, parce qu'à l'automne on en viendra à la campagne, et, par suite à de grands règlements de compte dans le parti. Il y aura alors dans le développement des événements deux variantes possibles : ou bien il y aura des chances pour que nous réussissions dans des circonstances favorables à nous glisser, avec tout notre courant dans le parti, ou bien nous engagerons de nouveau le combat.

C’est précisément pour cela qu'il importe d'en retenir un grand nombre. En ce qui concerne les cadres dont il n'est pas question ici, nous les mettrons dans une situation qui sera plus favorable qu'au 16 octobre. Nous les retirerons de la ligne de feu, nous les empêcherons d'être isolés, nous obtiendrons un moment de répit pour nous réorganiser, nous acquerrons la possibilité d'attendre les événements. Je le souligne encore une fois : dans les conditions présentes, c'est un pas extrêmement osé, dangereux. C'est jouer son va‑tout, c'est presque une aventure qui peut précipiter notre disparition si nous n'en prévoyons pas tous les côtés négatifs et si nous n'essayons pas de les écarter. Mais si nous ne faisons pas ce pas, notre fin est scellée.

Outre ce que je viens de dire, il faut en­core prévoir une circonstance importante : nous pouvons nous permettre d'arrêter tout travail fractionnel et nous taire pour le moment. Cependant, du fait de leur situation, ni L.D. ni nos amis de l'étranger ne peuvent le faire. Il peut en résulter un imbroglio dangereux. Il faut qu'eux aus­si modifient en conséquence leur tactique et se modèlent sur notre pas à nous. Sans renoncer à la critique, il faut qu'ils en adoucissent les formes, qu'ils reconnais­sent les modifications dans l'orientation à gauche, qu'ils assurent, comme dans la déclaration au VI° congrès[3], qu'ils soutiennent les mesures de gauche, qu'ils en soulignent la justesse historique, de notre point de vue, qu'ils démontrent que les faits nous ont donné raison, que c'est précisément pour cela que nous luttons, etc. Je ne sais si vous réussirez à le leur faire savoir. Je ne sais pas non plus si on réussira à convaincre de cette nécessité L.D., qui, manifestement, n'est que très insuffisamment renseigné sur la situation chez nous. Il faut tout faire pour le convaincre de sauver et le mouvement et lui-même (…)

  1. Radek, Préobrajensky, Smilga. Leur capitulation, officialisée par une déclaration publiée dans la Pravda du 17 juillet, avait abouti à celle de plusieurs centaines d’oppositionnels.
  2. Référence à la déclaration de l’Opposition Unifiée Trotsky-Zinoviev-Kamenev annonçant son renoncement à l’organisation d’une fraction au sein du P.C. afin d’éviter les exclusions, tout en maintenant ses positions politiques.
  3. Le 12 juillet 1928, Trotsky avait adressé au VI° congrès de l’I.C. une déclaration, publiée sous le titre « la crise de l’Internationale ». Radek s’était opposé à ce texte, et avait soumis un contre-texte, repoussé par la majorité des oppositionnels.