Lettre à Christian Rakovski, 5 juillet 1930

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Cher Khristian Gueorgiévitch,

Malgré nous, ce n'est que maintenant, début juin que nous pouvons nous prononcer sur la déclaration adressée par vous‑même, Mouralov, Kasparova et Kossior au comité central, à la commission centrale de contrôle et à tous les membres du parti communiste de l'Union soviétique.

Nous sommes d'avis que la déclaration présente pour l'essentiel une critique juste de la politique centriste, une appréciation juste des rapports entre les forces de classe du pays, et qu'elle propose des mots d'ordre justes à présenter au parti, et à la classe ouvrière.

Mais en même temps nous estimons qu'elle contient une série de thèses erronées avec lesquelles nous ne pouvons être solidaires.

L'inconvénient de notre "retard" à prendre connaissance de la déclaration est compensé par le fait que nous avons notre disposition les résolutions de plusieurs ''colonies'' à son sujet. Dans le texte qui suit, nous nous permettrons, tout en élucidant notre point de vue, d'utiliser également ces résolutions.

L'appréciation du moment[modifier le wikicode]

Nous admettons que la situation actuelle soit l'état "d'une crise politique et économique dont les conséquences se déclareront dans un avenir proche", mais nous croyons injuste d’attribuer cette crise à la seule politique "de la collectivisation intégrale et à son effondrement triste et tumultueux". Nous n'avons qu'à rappeler le fait que, bien avant la début de la collectivisation intégrale, l'opposition bolchevik‑léniniste avait signalé le début de la crise de la révolution, que, bien avant l'application de la liquidation des koulaks, nous avions prévu l'approche d'une crise économique. Bien plus, dans nos documents, nous avons refusé de donner des recettes toute faites pour éviter la crise et avons seulement insisté sur un ensemble de mesures, une ligne politique capable de renforcer au maximum notre système politique et économique, afin d'éviter de périr dans le cours de la crise. Le règne du centrisme et sa ligne générale en zigzags ont produit des résultats tout à fait contraires ‑ la crise politique et économique se développe à un rythme accéléré, elle revêt une acuité exceptionnelle, au moment où la stabilité du système politique et économique du pays est garantie au minimum. Par là-même, une issue de la crise est plus problématique qu'elle ne pourrait l'être dans certaines conditions.

La caractérisation du parti[modifier le wikicode]

Mais, quelle que soit la façon dont on apprécie les causes de la crise politique et économique, il est indubitable que la crise et ses conséquences politiques et économiques serviront de pierre de touche pour éprouver les forces et les organisations principales de la révolution prolétarienne. Il suffit de dire que l'approche du combat général suffit à lui seul de déshabiller les prétendues autorités et les prétentieuses constructions théoriques. Qu'arrivera‑t‑il donc quand nous entrerons dans une lutte décisive ? Bien des symptômes de l'opportunisme social­-démocrate allemand existaient avant la guerre de 1914, mais c'est seulement le mois d'août 1914 qui a tranché définitivement cette question. Que, pendant toute une étape, "le P.C. ait poursuivi une politique opportuniste" (résolution de R. et de P. ) ‑ c'est incontestable, de même que "la direction du P.C. avait liquidé au fond le parti (il serait mieux de dire qu'elle le liquide ‑ ceux de N.), l'ayant éloigné de l'élaboration de la ligne dans toutes les questions oui touchent la vie politique et économique et la délibération sur la ligne générale''. Mais cela se passait dans les conditions d'une vie relativement pacifique et calme. Quelle sera l'attitude du parti dans les luttes à venir ? Quel courant l'emportera ? Le courant révolutionnaire conséquent ? L'opportunisme manifeste ou caché ? On ne saurait le dire avec une certitude absolue. C'est pour cette raison même que notre lutte continue. Dans cette lutte, bien des choses dépendront de notre propre attitude, de la vigueur de notre influence sur le noyau ouvrier du parti, de notre activité dans la voie de l'organisation de la presse ouvrière dans le parti, et dans son noyau ouvrier. Tel était notre point de départ quand nous caractérisions le parti comme un parti prolétarien, en nous considérant nous, comme la représentation révolutionnaire du Parti. Existe‑t‑il maintenant de nouvelles raisons quelconques de retirer cette thèse, comme le font les camarades de N., R., S., ou pour passer sous silence notre caractérisation du parti ? Nous croyons qu'il n'y en a pas. Il est vrai que votre déclaration, grâce à cette sorte d'abstention, se soustrait aux contradictions apparentes qu'accusent les résolutions de la colonie P. Mais s'il est vrai, comme l'écrivent les camarades, que, dans des lettres que nous ne connaissons pas, vous défendez la même position qu’eux, cela revient à s'échapper par l'imagination des contradictions Si le parti, principal instrument de la révolution, est liquidé, s'il est un parti opportuniste, comment est‑il possible dans ce cas que l'État demeure toujours un État prolétarien, et comment peut‑on se fixer des objectifs réformistes à son endroit ? C’est là une dialectique entièrement transcendentale. Quant à nous, nous maintenons toujours notre ancienne appréciation du parti et de ses groupements in­térieurs.

L'appréciation de l'Etat[modifier le wikicode]

Que le pouvoir réel de notre État soit entre les mains de la bureaucratie, nous n'en doutons pas. Dans ses documents, L.D. nous a tracé le processus de sa formation, comment elle s'était isolée de la classe ouvrière pour la dominer. En citant votre déclaration précédente, vous parlez d'une "caste isolée de gouvernants". Mais aujourd’hui cela ne vous suffit plus. Vous allez plus, loin et vous écrivez : "Sous nos yeux s'est formée et continue à se former une grande classe de gouvernants avec ses propres divisions internes qui se multiplie par la voie de la cooptation préméditée, directe ou indirecte (promotion bureaucratique, système fictif d'élections). La base d'appui de cette forme sociale originale est une espèce, originale elle aussi, de propriété privée, à savoir la possession du pouvoir d'État. La bureaucratie "possède l'État en propriété privée", écrivait Marx (Critique du Droit de Hegel).

Tant que la bureaucratie a été considérée comme une caste, un groupe, sa domination, si despotique qu'elle fût, n'enlevait pas à l'État son caractère prolétarien, de même que le règne despotique de Louis Bonaparte n'annulait pas le caractère des petit‑bourgeois du second Empire.

Mais à partir du moment où la bureaucratie est devenue une classe ‑ et vous écrivez qu'elle l'est devenue ‑ l'État sovié­tique s'est tout à coup dépouillé de ses habits prolétariens, d'autant que la domination d'une classe n'admet pas celle d'u­ne autre. Il faut choisir : ou bien la bureaucratie gouvernante est une classe et cela signifie que la dictature prolétarienne n'existe plus, ou bien elle n'est qu'un groupe, une caste, et dans ce cas, en dépit de la domination de la bureaucratie, l'État conserve son caractère prolétarien. Nous croyons que vous prenez Marx trop au pied de la lettre. La bureaucratie n'est pas engendrée par l'État soviétique, elle se développe de pair avec la croissance et la centralisation des Etats bourgeois. Partout, ce groupe‑caste se multiplie par cooptation dans les classes dominantes, souvent aussi dans celles qui lui sont hostiles (par comparaison avec les États bourgeois, nous avons chez nous une différence quan­titative et non qualitative), partout la bureaucratie possède le pouvoir d'État en propriété privée. Cependant Marx, que nous sachions, n'a jamais qualifié la bureaucratie de classe, ni au sens large par une inexactitude terminologique que l'on ne rencontre que rarement dans ses travaux historiques, ni au sens étroit quand il analyse dans l’abstrait le système social. Inutile de dire que la part importante qui est celle de la bu­reaucratie dans l'appropriation du revenu national, même si elle augmente, aussi bien que son rôle d'organisateur du pro­cessus de production, ne sont pas les étapes de construction la constituant en tant que classe, parce qu'une classe n'est pas une catégorie de répartition, mais une catégorie de pro­duction en liaison avec la propriété des moyens de production. Même si l'on tient compte de la correction du camarade Kh. qui défend cette conception selon laquelle il s'agit d'un pro­cessus en ''devenir", c'est‑à‑dire que la bureaucratie est en train de se former en classe, même dans ce cas, les objections que nous soulevons ne perdent pas de leur valeur. Nous pensons que la bureaucratie n'est pas une classe et qu'elle ne le de­viendra jamais. Nous estimons que la bureaucratie, couche diri­geante de la société, va dégénérer, qu'elle est le germe d'une classe qui ne sera pas une classe de bureaucratie jusqu'alors inconnue dont l'apparition signifierait que la classe ouvrière se serait transformée en quelque autre classé opprimée. La bureau­cratie est le germe d'une classe capitaliste dominant l’État et possédant collectivement les moyens de production. Marx é­crivait en 1875 : "Ce développement des forces productives est la prémisse absolument indispensable (pour le socialisme) car autrement ce n'est que la misère qui se généralise. Or, avec la misère, la lutte pour les objets de première nécessité va recommencer et avec elle le vieux fatras". Le "Vieux fatras" ressuscitera nécessairement sous la forme de dégénérescence de la dictature prolétarienne en dictature petite‑bourgeoise ou en ordre capitaliste, ou sous quelque forme de capitalisme d'État original, ce qui, plus qu'une dictature petite‑bourgeoise ou un capitalisme ordinaire correspondrait à une attitude de grande puissance de l'État russe, cette reconstitution se produisant dans les conditions de l'expansion impérialiste à l'époque du capitalisme agonisant. Jusqu'à quel point cette perspective de dégénérescence‑revirement constitue‑t‑elle une variante valable, ce n'est pas de cela qu'il est question. Mais si cela se produit, ce serait une erreur politique considérable que de le dissimuler par cette nouvelle théorie du bureaucratisme gouvernemental. Il ne s'agit pas ici d'une discussion terminologique sur des définitions académiques. Par rapport au capitalisme d'État, quelle que soient son origine et sa forme extérieure, le programme, la stratégie, la tactique du parti révolutionnaire prolétarien ont été élaborés pendant des décennies de lutte, tant pour les périodes de retraite que pour celles d'offensive. La nouvelle théorie qui, à notre avis, est complètement fausse, ne sera capable que de dissimuler notre opportunisme à l'intérieur, précisément au moment où il faudra une clarté totale dans le passage de la réforme à la révolution. On tentera alors d'adapter à ce phénomène nouveau l'opposition actuelle en tant de demis ou de quarts de réformisme, alors qu’une réforme signifiera la trahison du mouvement prolétarien.

L'I.C et le mouvement ouvrier mondial[modifier le wikicode]

Sur cette déclaration capitale, la déclaration se borne à indiquer que l'influence de l'I.C. décroît de plus en plus vite, de pair avec la radicalisation croissante de la classe ouvrière. C'est évidemment insuffisant, non seulement parce que nous devons et avons de quoi nous prononcer sur cette question, mais encore parce que les centristes spéculent sur cet­te radicalisation devant le parti et la classe ouvrière en essayant de la présenter comme un essor prérévolutionnaire général. Il est de notre devoir de développer en détail l'appréciation de la radicalisation en Europe comme relative, en ce sens que c'est le capitalisme qui demeure la force à l'offensive après son rétablissement et son renforcement d'après la guerre, l'ap­préciation du mouvement en Orient et aux Indes où la classe ou­vrière entre dans la période révolutionnaire d'action immédiate. Notre tâche directe est de présenter sur ce fond une critique de la tactique droitière‑opportuniste en Orient et aux Indes où, il y a seulement deux mois, on décida de procéder à la création d'un P.C. indépendant et où l'on cultivait et cultive encore des partis ouvriers et paysans de l'espèce Kuomintang. Une critique sur le mot d'ordre de la dictature démocratique ouvrière‑paysanne.

Quant aux questions de la crise économique russe actuelle, des formes de lutte dans le domaine des revendications quotidiennes et de nos propositions, nous soutenons la résolution des camarades de Tomsk. Sur la question du destinataire, nous sommes d'accord avec la proposition et l'argumentation des camarades de Rubtzovsk.

Ils écrivent:

"Il est faux de considérer que la particularité de la crise actuelle réside dans la diminution de la demande, comme vous l'écrivez. Le trait particulier de cette crise réside dans la désorganisation de l'économie rurale ou dans la diminution absolue et relative des produits agricoles selon l'affirmation juste de la déclaration. Un certain affaiblissement de la demande à la campagne est dû à la collectivisation intégrale (ajoutons‑y le passage à l'approvisionnement normal, à l'échange direct des produits, en plusieurs endroits, afin d'obtenir des matières premières). Mais la demande se renforce de nouveau en vertu d'un nouvel essor accordé à la paysannerie individuelle et de la hausse des prix des produits a­gricoles. Il y a en effet retard de l'industrie sur l’agriculture. Jamais la pénurie de marchandises n’a atteint une telle tension qu'à l'heure actuelle. La cause de cette tension, de la famine, de la pénurie de marchandises, c'est l'injuste répartition entre la consommation et l'accumulation. La déclaration doit souligner que le manque de produits (cultures indus­trielles, laine, cuir, etc.) fera inévitablement sauter tous les plans des branches correspondantes de l'industrie dès l’année prochaine".

Quant aux formes de lutte, nous considérons que c'est une erreur politique que de ne pas les indiquer à la classe ouvrière face à la direction centriste. Lénine admettait au XI° congrès des grèves partielles. Ce moyen de lutte de classe est d'autant plus indispensable à la classe ouvrière (à l'étape actuelle de dégénérescence de l'économie d'État en économie de capitalisme d'Etat) pour défendre contre la bureaucratie ses positions économiques et politiques.

Dans le domaine des revendications partielles, il faut proposer l'annulation des prix parallèles qui frappent avant tout les ouvriers et les employés du fait de la pénurie de produits industriels.

La déclaration doit être adressée à tous les mem­bres du P.C. de l'Union soviétique, à tous les prolétaires de l’U.R.S.S. et du monde entier. La déclaration doit donc être un document qui transfère sur l'arène internationale les ques­tions relatives aux destinées de l'U.R.S.S.

Saluts communistes

X. Y. Z.[1]

  1. Les Cahiers Léon Trotsky attribuent cette lettre aux déportés de la colonie de Kolpachevo. Les signataires correspondent aux oppositionnels Khotimsky et Cheinkman.