Lettre à Charles R. Walker, 3 octobre 1938

De Marxists-fr
Aller à la navigation Aller à la recherche


Pas un livre bref sur Staline

Cher Ami,

Je vois que vous vous occupez de nouveau de mon affaire littéraire et consacrez votre temps à mon livre, au lieu d’écrire le vôtre, mais on n’y peut rien...

Collins m’écrit que j’ai changé ma conception du livre. Je voudrais dire que c’est la conception interne du livre qui m’a changé. S’il s’agissait d’un livre sur une personnalité du Moyen Age, je ferais un travail de synthèse sans montrer au lecteur comment j’ai utilisé les matériaux. C’est impossible avec Staline. Ce n’est pas seulement un des hommes les plus discutés de notre temps mais aussi un homme dont la vie et l’activité sont consciemment et systématiquement changées, déformées, falsifiées à une échelle et des proportions jamais connues dans le passé et, je l’espère, dans l’avenir. Je connaissais assez bien cette situation avant de m’engager dans ce travail, mais à chaque page je suis deux ou trois fois surpris, étonné, ahuri par l’enchaînement interne des impostures historiques, théoriques et littéraires. Si je me contentais de donner les résultats de ma recherche sans initier le lecteur à mes méthodes, le malheureux lecteur moyen croirait (avec l’aide, particulièrement, des libéraux et radicaux pro-Moscou) que je suis partial, pas « objectif » et entraîné par la passion. Il est tout à fait possible de réduire le livre à 80000 mots, mais il est impossible de réduire l’analyse que je fais de chaque fait, de chaque date, de chaque citation. Il suffirait que je commette quelques erreurs de second ordre pour que toute la presse intéressée, les Duranty, les Louis Fischer, les Nation et New Republic etc. etc., commencent une campagne pour discréditer le livre tout entier. Mon livre sur Staline doit être inattaquable ou alors il ne faut pas l’écrire. Ce n’est pas la différence entre 80000 et 120000 qui est décisive pour la qualité de mon travail et, par conséquent, pour l’emploi de mon temps, mais l’importance du scrupule dans la recherche et la vérification de chaque fait. J’ai d’excellents collaborateurs dans les bibliothèques publiques et les archives spécialisées de Paris, New York, San Francisco et ici au Mexique. Les 40000 mots supplémentaires ne constituent pas pour moi un travail supplémentaire, mais ne font qu’introduire le lecteur dans mon travail, lequel consiste pour moitié à me frayer un chemin à travers la jungle des déformations et des mensonges. N’oublions pas que ces mensonges ne sont pas accidentels, mais sont organisés systématiquement et constituent une partie très importante de la vie de Staline, le leit-motiv de toute son activité politique.

Permettez-moi également de dire qu’étant donné l’ensemble de la situation, personne ne peut non plus écrire un tel livre sur Staline, parce que personne d’autre ne connaît ou ne connaîtra à l’avenir les faits, les textes et leur véritable signification comme je les connais moi-même par l’expérience de ma propre vie. Ce livre devrait être lu dans dix, vingt, cinquante ou même cent ans.

J’ai écrit des centaines d’articles et de pamphlets sur Staline au cours des quinze dernières années, et il serait très facile pour moi de les combiner en un livre avec quelques éléments biographiques supplémentaires, mais je ne peux penser sans dégoût à un tel travail purement journalistique.

La question financière est bien entendu importante, mais ne peut être décisive là-dessus. Ne croyez-vous pas que les droits de séries sur le Staline peuvent assurer mon travail sur Lénine? J’espère aussi vendre une partie de mes archives à un institut scientifique afin de m’assurer la liberté nécessaire à mon travail littéraire. L’idée de faire maintenant un livre « bref » sur Staline et d’y revenir plus tard avec un ouvrage plus définitif, n’est pas valable; premièrement, parce que, comme j’ai essayé de le démontrer, la difficulté n’est pas quantitative, mais qualitative ; deuxièmement, parce que je ne suis pas assez jeune pour faire ce travail deux fois. Je veux terminer mon livre sur Lénine aussi vite que possible afin d’en faire un travail que je considère comme le plus important, à savoir un livre sur la situation mondiale (l’analyse du capitalisme moderne, c’est-à-dire déclinant, le marché mondial dans le chaos, la situation dans les pays coloniaux — et semi-coloniaux, le fascisme contre la social-démocratie, guerres et révolutions, en un mot le destin de notre planète). C’est une raison supplémentaire pour moi d’insister sur le caractère définitif de mon livre sur Staline. Je suis certain que les éditeurs ont l’esprit assez ouvert et qu’ils me comprendront. Je ne puis qu’ajouter que, si les premiers chapitres leur conviennent, c’est précisément parce qu’ils représentent les résultats d’un travail préparatoire très minutieux de mosaïque.

Une remarque supplémentaire : la biographie de Staline est impossible sans développements théoriques (socialisme dans un seul pays, thermidor, bonapartisme, etc.).

N’oubliant pas qu’il ne faut pas surcharger le lecteur moyen, je consacrerai trois ou quatre chapitres plus courts, sous forme d'appendice. Personne ne sera obligé de le lire, personne, sauf les gens sérieux et intelligents. Le premier de ces chapitres supplémentaires a été déjà envoyé à M. Malamuth qui maintenant, si je ne me trompe pas, dispose d’environ 45 000 mots.

Une remarque toute fraîche me vient à l’esprit. Si je devais simplifier le reste du livre, je devrais également ré-rédiger totalement les premiers chapitres, autrement le livre serait un monstre, et réécrire les premiers chapitres signifierait au moins un mois de travail supplémentaire.

Vous avez ainsi l’ensemble de mes considérations et je vais attendre la réponse de mes éditeurs.