Lettre à Charles Malamuth, 17 novembre 1939

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Encore une fois l’enterrement de Lénine

Je redoute que les staliniens ne se livrent dans Life à quelque manœuvre. Il apparaît que l’appareil de cette revue en compte pas mal. Je n’ai pas encore reçu de réponse de la rédaction. Avez-vous une idée de ce qui se passe? De toute façon, ils sont obligés de payer puisque cet article a été commandé.

Au sujet de la date des obsèques; voici comment les choses se présentaient, ou du moins comment je le comprends aujourd’hui, à la lumière des informations que j’ai reçues, particulièrement votre lettre.

Lorsque je suis rentré de Soukhoum à Moscou, j’ai parlé des obsèques avec quelques camarades très proches (on n’a fait qu’effleurer le problème car plus de trois mois s’étaient écoulés). Ils m’ont dit : « II (Staline) ou elle (la troïka) ne songeaient nullement à organiser les obsèques le samedi. Ils voulaient seulement que vous n’y soyez pas. » Qui m’a dit cela? Peut-être I. N. Smirnov ou Mouralov, certainement pas Skliansky4, qui était très réservé et très prudent. J’ai donc eu le sentiment qu’il n’avait jamais été question du samedi.

Je vois aujourd’hui que la machination était plus compliquée. Staline n’avait pas l’intention de s’en tenir à l’envoi d’un télégramme pour m’annoncer que les obsèques auraient lieu le samedi. Au nom du bureau politique, et peut-être au nom du secrétariat du C.C., il a ordonné aux autorités militaires de préparer les obsèques pour le samedi. Bien entendu, Mouralov et Skliansky ont pris cet ordre argent comptant, bien que ce délai très court les surprît. Zinoviev prit dans l’Internationale des mesures identiques.

Que Staline ait, depuis le début, considéré la date du samedi comme fictive, cela se déduit de plusieurs éléments, en particulier du témoignage de Walter Duranty, que vous avez présenté. Il affirme que beaucoup de gens ont pu arriver pour les obsèques, qui venaient d’endroits plus éloignés de Moscou que Tiflis. Il n’explique pourtant pas comment un tel miracle a été possible. Les gens venus de coins reculés et qui étaient présents aux obsèques étaient évidemment les tchinovniki les plus sûrs : secrétaires de comités, présidents de comités exécutifs, etc. A cette époque, Staline et la majorité des huiles de l’appareil disposaient d’un code spécial, « personnel » pour les relations qui touchaient aux opérations dirigées contre moi. Avant que le décès de Lénine ne fût annoncé dans les journaux, tous les secrétaires avaient sans doute reçu les télégrammes codés leur demandant de partir immédiatement pour Moscou, très probablement sans aucune information touchant aux obsèques. Compte tenu de ces circonstances critiques, Staline mobilisait ses bureaucrates dans tout le pays. Il n’aurait pas pu convoquer des gens qui se trouvaient plus loin que Tiflis, s’il avait réellement prévu d’organiser l’enterrement le samedi. La manœuvre était plus compliquée qu’il m’était apparu (j’étais alors à Soukhoum) lors des brèves conversations à Moscou, plusieurs mois après. Mais c’est bien le fond de l’affaire.

D’ailleurs le fait que Duranty prenne soin d’éclairer cet épisode plusieurs années plus tard (j’entends : par les informations mentionnées ci-dessus) montre que Staline jugeait utile d’effacer même cette trace.