Lettre à Boris Kritchevski, 1894

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Cher camarade,

Enfin, je suis arrivée et je me suis un peu libérée de mon travail. C’est pourquoi je m’empresse de vous écrire un bout de lettre. Votre appréciation de ma brochure du 1er mai m’a fait bien plaisir, bien que je vous trouve trop flatteur. En ce qui concerne le numéro de mai et votre article sur le socialisme, il m’est fort désagréable que vous ne soyez pas content de moi. Mais il ne me restait vraiment rien d’autre à faire. Mon article est, bien sûr, beaucoup moins scientifique que le vôtre, mais pour qu’il soit le plus populaire possible, je me suis estimée en droit de transiger un tant soit peu avec le caractère strictement scientifique. Vous avez attaqué tout à fait injustement ma contribution dans le numéro de mai. Il est établi que l’homme russe est incapable de ressentir une poésie d’un niveau aussi élevé. Plaisanterie mise à part, c’est dans le genre une petite merveille que je défends de toutes mes forces. Je peux, à cette occasion, vous transmettre une nouvelle qui vous réjouira : on a déjà reçu dans le pays notre littérature de mai et elle sert à la propagande. On verra bien ce qui en sortira. A titre confidentiel, je vous communique une autre nouvelle qui doit vous faire plaisir et susciter en même temps votre envie : la première Conférence nationale du Parti social-démocrate du royaume de Pologne a eu lieu chez nous en mars à Varsovie. Y assistaient dix délégués de Varsovie, Lodz, Dombrova et Girardova. Le Congrès a décidé d’organiser le parti dans la capitale et en province, il a fixé les principes du programme, établi la méthode d’agitation de mai, adopté des résolutions sur les relations avec les Russes, avec l’étranger, sur la position vis-à-vis du patriotisme, et il s’est coupé de toutes les questions les plus importantes ayant trait à l’agitation. Parmi les 10 délégués présents, il y avait 7 ouvriers et 3 intellectuels. Les débats ont duré 3 jours à raison de 2 séances par jour, ils se sont déroulés dans le plus grand ordre et dans des formes parfaitement européennes. Tout cela, c’est-à-dire tous les procès-verbaux et toutes les résolutions, nous a été envoyé, et Sprawa aura l’honneur d’en informer le monde entier dans le numéro d’avril qui, pour des raisons de sécurité, ne sortira qu’après le 1er mai. Qu’en pensez-vous ?

Maintenant, au fait. Mes sincères remerciements pour l’énorme Commune. Elle est déjà entièrement traduite et au tiers composée. Mais j’ose attirer votre attention sur quelques petits détails qu’à mon avis vous devriez m’autoriser à modifier légèrement dans les épreuves.

1. Page 2 de votre manuscrit: « Les ouvriers français et surtout parisiens supportaient le gouvernement de Napoléon avec autant d’impatience que celui des rois qui l’avaient précédé. A la première occasion favorable, ils se sont soulevés et l’ont dépouillé de son trône. » D’après ce que j’ai lu sur la Commune, on ne peut nullement attribuer le coup d’État du 4 septembre aux ouvriers proprement dits, car là, c’est la bourgeoisie qui a mené le bal, les ouvriers ne sont intervenus qu’en tant que masse,

2. Même page: « Napoléon a lui-même précipité sa chute. A l’été de 1870, il s’est mis en guerre avec la Prusse. » Vous donnez à croire que c’est Napoléon qui a déclaré la guerre (alors qu’elle lui a insolemment été jetée à la figure). Et la dépêche d’Ems ? Et l’affolement au Parlement de Paris ? à la nouvelle d’une guerre imminente ? Je pense que ni la France ni Napoléon n’avaient l’espoir de vaincre ou même « de renforcer leur pouvoir », ils avaient seulement l’intention de se défendre farouchement.

3. Page 13 : Tout le passage 13 de « La Commune de Paris n’a pas eu elle-même le temps… » jusqu’à « pendant deux mois ». On a l’impression que seul le manque de temps et les obstacles extérieurs ont empêché la Commune d’instaurer un système socialiste. Cette impression, qui provient vraisemblablement d’une disposition malencontreuse des phrases, jette à mon avis sur les faits une fausse lumière. Je propose d’ajouter un petit passage pour dire que la Commune n’a pas pu alors introduire le socialisme pour des raisons internes, surtout à cause de la façon dont était posée la question ouvrière en France, dans toute l’Europe et en Amérique. Elle n’a pas même eu le temps d’effectuer les moindres réformes fondamentales au bénéfice du prolétariat, à titre de mesures provisoires, dans le cadre du système temporaires, dans le cadre du système actuel.

Page 17, la dernière phrase : n’y a-t-il pas erreur, ne vouliez-vous pas dire, cher, que les Versaillais sont venus à l’aide des Prussiens dans le siège de Paris et non le contraire ? Page 23 : qu’est ce que « les grandes écuries » et « les docks de Satory » ? J’aurais voulu l’expliquer en note, mais je ne sais pas ce que c’est.

C’est tout. Répondez-moi, s’il vous plaît, bien vite, pour me dire ce qu’il faut faire, si vous donnez votre accord pour ces changements insignifiants, comment procéder, si vous avez l’intention de les rédiger vous-même ou si vous me les confiez à la réception des épreuves.

Je me réjouis déjà d’avance de notre cohabitation à la campagne. Il est vrai, en fin de compte, qu’il y a aussi peu de société convenable à Zurich qu’à Paris (?). Mais vous avez entendu parler du Kolokol (la « Cloche ») de Gurevitch et Cie.

Je termine en vous saluant cordialement, vous, Phénia et les enfants. Je suis curieuse de savoir à quoi ressemble la petite. Serait-ce par hasard une petite brune comme Raïka ?

Votre R. Luxemburg.