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Special pages :
Lettre à Alois Neurath, 24 décembre 1931
Kadiköy,
le 24 décembre 1931
Cher camarade Neurath,
Je vais m'efforcer de m'exprimer aussi brièvement que possible sur les questions que vous soulevez. Dès le départ, j'avais tenu pour absolument inévitable la décomposition de la fraction brandlérienne. Une fraction révolutionnaire n'ayant pas de doctrine, pas de conception générale de la situation mondiale, n'ayant pas élaboré de principes stratégiques, est condamnée à végéter comme élément intermédiaire entre le communisme et la social-démocratie, vivant au jour le jour, incapable de résister aux secousses de cette époque. Brandler et Thalheimer, les « dirigeants » de l'opposition de droite internationale, nous ont qualifié de « sectaires ». Et maintenant, alors que nous disposons de certains cadres et que nous croissons lentement, ces prétendus représentants de l'action des masses sont en pleine décomposition. Une moitié des dirigeants veut rejoindre Staline, l'autre moitié veut rejoindre Seydewitz. Que ces messieurs Brandler et Thalheimer, pour tout ce qui se passe en Union soviétique, se comportent comme des béni-oui-oui, cela ne démontre nullement qu'ils soient aveugles par nature, ou aveuglés par la sagesse des staliniens, mais seulement que se qui se passe dans le pays de la Révolution d'Octobre leur est complètement égal. Jusqu'au 15 février 1928, Brandler et Thalheimer n'ont cessé de répéter : le programme d'industrialisation et de collectivisation de l'Opposition est une utopie. A partir du 16 février, ils ont immédiatement approuvé le nouveau programme de Staline, qui n'était qu'une caricature du nôtre.
On peut à la rigueur comprendre que les staliniens, qui sont directement engagés, subissent la pression directe des pressions et des contradictions qu'ils sont incapables de surmonter ni même de comprendre, changent brutalement de position et recouvrent tout cela de mensonges ; mais cela donne vraiment la nausée de voir ces deux spectateurs berlinois dire imperturbablement oui, sans être engagés dans cette affaire autrement que par le désir profond d'être appelés à de hautes fonctions. Et que l'opposition de droite puisse tolérer en son sein, et même à sa tête, de tels éléments, voilà qui, selon moi, est tout à fait caractéristique de cette organisation.
Quant à nous, Opposition de gauche, nous sommes faibles. Nous nous développons lentement. Mais nous sommes patients. Les cadres du Comintern sont ou bien des éléments auparavant révolutionnaires mais aujourd'hui usés, on bien des hommes de main neutres. La tradition marxiste est rompue. Sous le pavillon du léninisme navigue aujourd'hui un magma formé par les éléments les plus hétérogènes, cimentés par une ignorance stalinienne congénitale. L'autorité de la « Révolution d'Octobre » est devenu un obstacle au développement révolutionnaire.
Telle est la dialectique de l'histoire : le rationnel devient absurde, la Révolution d'Octobre devient Kaganovitch. Comment, dans ces conditions, le courant marxiste pourrait-il progresser à grands pas ? La maîtrise de la situation internationale, de ses tournants, de ses modifications, etc. suppose un certain niveau théorique, ou au moins une certaine expérience politique. Les masses ne peuvent nous approuver que dans la mesure où de grands événements viendront mettre à l'épreuve et confirmer notre position. Par exemple : notre petite organisation allemande fait, justement en ce moment, un sérieux bond en avant parce que, précisément dans cette situation cruciale, elle se montre à la hauteur de la situation, alors que les brandlériens sont condamnés à la faillite.
Le camarade Strasser pense, d'après ce que vous dites, que nous avons parmi nous certains individus douteux, confus et même compromettants, en particulier en Autriche.
Il est vrai qu'existent en Autriche non pas quatre mais, si je suis bien informé, deux groupes qui se réclament de l'Opposition de Gauche, et que pour l'instant nous les maintenons tous deux en dehors du cadre de notre organisation, parce qu'actuellement nous accordons plus d'importance à la qualité qu'à la quantité. La quantité ne devient véritablement masse que si les cadres sont à la hauteur par leur qualité, c'est à dire par leurs idées et par leurs méthodes. Quand viendront les grands succès ? Je ne suis pas en mesure de vous le dire. La gauche radicale reste pendant des années une petite minorité au sein de la social-démocratie allemande. La gauche zimmerwaldienne était constituée de quelques camarades de différents pays et - pour la gouverne du camarade Strasser – pas toujours des meilleurs : un jeune poète norvégien, le suédois confus Söglund, Julius Borchardt, etc. Mais la doctrine était solide, l'orientation sûre, les méthodes correctes, c'est-à-dire adaptées à l'époque. Et le petit groupe devint la Troisième Internationale, par l'entremise, il est vrai, de la Révolution d'Octobre.
Mais les grandes révolutions usent toujours des générations entières, et tel est le cas actuellement. Dans une certaine mesure, mais seulement dans une certaine mesure, il faut maintenant recommencer à zéro. Pour cela la tâche la plus importante consiste à maintenir la continuité de la pensée marxiste révolutionnaire, c'est-à-dire, pour notre époque, la pensée bolchévique, et de la transmettre à la jeune génération.
Les individus confus qui nous « compromettront » seront rejetés.
Pour se tracer un chemin, on se fonde sur les facteurs objectifs fondamentaux, déterminants, et non sur des impressions subjectives à propos de tel ou tel groupe de partisans de la tendance révolutionnaire. Autrefois, Engels écrivit à Bernstein à peu près ceci : « Nous, (c'est à dire naturellement Marx et Engels) sommes restés notre vie durant en minorité, et nous nous y sentions très bien ». Je ne veux nullement dire par là qu'il faut se fixer cela pour but. Ce n'est pas non plus ce que voulait dire Engels. Il m'est aussi arrivé, dans ma vie, de faire partie de la majorité. Mais ceux qui s'enthousiasment sans cesse pour la « masse » et la « majorité », ne la conquièrent jamais, tout au moins pas pour des buts révolutionnaires. On ne gagne pas les masses en utilisant une technique de masse particulière, comme l'imaginent Brandler et Thalheimer, car sur ce terrain les bureaucrates syndicaux leur sont mille fois supérieurs ; à notre époque de bouleversements et de crise, on ne peut gagner les masses qu'avec une conception sociale révolutionnaire.
Les prochains développements de la situation allemande seront décisifs pour le mouvement ouvrier international, et en premier lieu pour le Comintern. Si le prolétariat l'emporte - ce ne peut être le cas que si sont tendues au maximum toutes les forces créatrices qu'il renferme en lui - s'écroulera immédiatement la dictature de la veule et brutale bureaucratie établie, de grandes luttes idéologiques se développeront, l'Opposition de Gauche viendra revivifier la configuration du mouvement ouvrier en Allemagne et dans le monde entier.
Si le prolétariat est vaincu par les fascistes, c'en sera fini du Comintern et peut-être même de l'union soviétique. Pour le prolétariat mondial cela signifierait un recul pour de longues années. Dans ces conditions tragiques seule l'Opposition de Gauche serait capable de maintenir les idées marxistes mais certainement plus dans le cadre formel de la troisième Internationale. Nous nous fixons sur le long terme. Il est possible que les événements accélèrent notre développement. Et même qu'ils lui confèrent un rythme enfiévré. Qu'à cela ne tienne ! Mais nous sommes également prêts à rester des années durant des « sectaires » poursuivant leur travail de propagande et d'éducation, pour préparer en permanence la pâte qui lèvera dans le futur.
Avec mes meilleures salutations communistes.
Post Scriptum du 28 décembre 1931 à la lettre au camarade Neurath (Prague) du 24 décembre 1931
PS. Je viens de recevoir l'« Arbeiter Politik » berlinois du 19.12. La notice « Seydewitz et Trotsky » est tout à fait caractéristique de ces messieurs Brandler et Thalheimer. Il y a là-dedans toute l'école stalinienne. Comme Seydewitz fait une citation de ma brochure, cela suffit à Brandler-Thalheimer pour relier mes idées à celles de Seydewitz. Ces deux héros ont approuvé et soutenu la misérable politique stalinienne en Chine, l'accord avec Tchang-Kaï-Tchek, la complicité traitre avec le Conseil général anglais, la politique de Boukharine et Staline envers les koulaks. Or telle est bien la base de toutes les nuances de la politique Seydewitzienne, un peu plus à gauche, un peu plus à droite, mais toujours éloignée d'une portée de canon de de l'Opposition de gauche, c'est-à-dire du marxisme.
Ces deux messieurs prétendent que « tant qu'il occupait des positions dirigeantes au sein du Komintern, Trotsky a largement contribué au cours dont nous avons aujourd'hui devant les yeux les conséquences ».
Mais nos héros ne trouveront jamais le courage de préciser leurs assertions, car mon activité au sein du Comintern se confond avec les 4 premiers congrès.
A certains de ces congrès je me suis trouvé temporairement en conflit profond avec Zinoviev, Boukharine,Radek, sans même parler de Thalheimer, Bela Kun, etc. Mais à tous les congrès j'ai marché main dans la main avec Lénine. Toute la science brandlérienne n'est rien d'autre qu'une pâle copie livrée en vrac, des leçons du 3ème congrès mondial.
Mais ces messieurs seront bien incapables de trouver une seule proposition ou décision émanant des 4 premiers congrès que j'aie fait appliquer et pour laquelle je n'aie pas été directement responsable de l'élaboration.
Ce qui reste de l'Histoire de l'Internationale Communiste, ce sont les bases forgées par les quatre premiers congrès, et dont Lénine porte évidemment la responsabilité principale, mais dont je suis toujours prêt à accepter la corresponsabilité devant le prolétariat international.
Mais il n'y a pas que cela. A l'automne 1923, sur la base d'une résolution unanime du Comité Central allemand, Brandler s'est adressé au parti communiste russe pour lui demander de faire venir en Allemagne un camarade du CC russe, qu'il connaissait bien, appelons-le par exemple T., pour prendre la direction des événements cruciaux qui se préparaient. Pour des raisons par ailleures compréhensibles, le CC a refusé que Zinoviev [passage illisible] se rende en Allemagne, de Staline, il n'était nullement question. Cela, je le répète, se passait à l'automne 1923, data à laquelle ma participation à la direction du Comintern était depuis longtemps du passé. A cette époque, ces messieurs Brandler et Thalheimer devaient certainement avoir quelque peu connaissance de la nocivité de cette participation. Comment, dans ces conditions, expliquer leur comportement à cette époque ? Tout simplement par la pression des grands événements. Et leur comportement actuel ? C'est encore plus simple : par la volonté d'obtenir la permission de ramper à quatre pattes devant Staline. Et ces gens là osent s'appeler révolutionnaires !