Lettre à Alfred et Marguerite Rosmer, 5 janvier 1930

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Chers amis,

Dans le journal de Milioukov (les Dernières Nouvelles) du 29 décembre, il y a le télégramme suivant :

« Blumkine est fusillé.

Cologne, 28 décembre. — Le correspondant de Moscou du Journal de Cologne télégraphie : Ces jours-ci fut arrêté sur l’ordre du Guépéou le notoire Blumkine, le meurtrier de Mirbach. Blumkine fut accusé d’entretenir des relations secrètes avec Trotsky. D’après la sentence du Guépéou, Blumkine fut fusillé. »

Cette communication est-elle juste? je n’en possède pas une certitude absolue. Mais tout un enchaînement de circonstances non seulement me permettent, mais me forcent à croire qu’elle est juste. Pour m’exprimer plus exactement : intérieurement je n’ai aucun doute. Ce qui me manque, c’est une confirmation juridique de l’assassinat de Blumkine par Staline.

Vous savez certainement que, quelque temps après l’insurrection armée des socialistes révolutionnaires de gauche, Blumkine passait aux bolcheviks, prenait une part héroïque à la guerre civile et puis travaillait assez longtemps dans mon secrétariat militaire. Plus tard il restait surtout au service du Guépéou, mais aussi au service militaire et à celui du parti. Il accomplissait dans divers pays des missions de la plus haute importance. Son dévouement à la Révolution d’octobre et au parti était absolu.

Jusqu’à la dernière heure, Blumkine accomplit le travail d’une fonction soviétique très importante. Comment a-t-il pu s’y tenir en appartenant à l’opposition? Cela s’explique par le caractère de son travail ; celui-ci était tout à fait individuel. Blumkine n’avait pas ou presque pas affaire avec les noyaux communistes, la possibilité de participer à la discussion des questions du parti, etc. Cela ne signifie pas qu’il cachait ses pensées. Au contraire. A Menjinsky et à Trilisser, l’ancien chef de la section étrangère du Guépéou, Blumkine avait déclaré que ses sympathies allaient à l’opposition, mais que naturellement, comme tout autre oppositionnel, il était tout à fait prêt à accomplir sa fonction importante au service de la Révolution d’octobre. Menjinsky et Trilisser considéraient Blumkine comme irremplaçable, et c’était exact. Ils l’ont laissé à sa besogne, qu’il a accomplie jusqu’au bout.

Blumkine m’a vraiment visité à Constantinople. J’ai déjà mentionné que Blumkine était lié avec moi par les liens étroits du travail dans mon secrétariat. Il avait préparé en particulier un de mes volumes militaires (j’en parle dans la préface de ce volume). Blumkine est venu à Constantinople, chez moi, pour s’informer comment j’appréciais la situation et pour vérifier qu’il agissait justement en restant au service du gouvernement qui déporte, bannit et emprisonne les camarades de sa tendance. Je lui ai répondu naturellement qu’il agissait tout à fait justement en accomplissant son devoir révolutionnaire — non envers le gouvernement de Staline, qui avait usurpé les droits du parti, mais envers la révolution d’octobre.

On vous a peut-être cité, d’un des articles d’Iaroslavsky, une allégation concernant mon entretien pendant l’été avec un visiteur, à qui j’aurais prédit la perdition inévitable et proche du gouvernement soviétique. Le sycophante misérable ment, cela va de soi. Mais par un rapprochement de faits et de dates, je suis certain qu’il s’agit de mon entretien avec Blumkine. A sa question sur la possibilité de concilier son travail et son appartenance à l’opposition, je lui dis, entre autres, que mon exil, comme l’emprisonnement d’autres camarades, ne changent pas notre ligne fondamentale ; qu’au moment du danger les oppositionnels seront aux postes avancés; qu’aux heures difficiles, Staline sera forcé de leur faire appel, comme Tsérételli avait appelé les bolcheviks contre Kornilov. En Liaison avec cela, j’ajoutai : « Mais que ce ne soit pas trop tard. » Évidemment Blumkine, après son arrestation, a exposé cet entretien comme une démonstration des véritables états d’âme et dispositions de l’opposition : il ne faut pas oublier que je suis exilé sur l’accusation de préparer la lutte armée contre le pouvoir des Soviets !

Par Blumkine, je transmis à Moscou pour nos amis une lettre d’information basée sur les mêmes idées que j’ai exposées dans une série d’articles publiés : la répression des stalinistes contre nous ne signifie pas encore le changement du caractère de classe de l’État, mais prépare seulement et facilite un tel changement; notre voie reste, comme par le passé, celle de la réforme et non celle de la révolution ; la lutte implacable pour nos idées doit être orientée vers un long délai.

Je reçus ultérieurement la communication que Blumkine était arrêté et que la lettre transmise par son intermédiaire était tombée entre les mains de Staline. Je ne sais rien des conditions dans lesquelles Blumkine fut arrêté. Les gouvernants de Moscou savaient qu’il avait passé par Constantinople. Ses chefs (Meninsky, Trilisser) connaissaient bien ses idées oppositionnelles. Il s’est rendu à Moscou de sa propre initiative, dans l’intérêt du travail qu’il accomplissait. Sur les événements ultérieurs, je ne sais que ce qui est dit dans le télégramme ci-dessus du Journal de Cologne.

L’importance de ce fait n’exige pas d’explications. Vous savez, par le fameux procès de 1922, qu’on a évité de fusiller même les socialistes révolutionnaires qui avaient organisé des attentats contre Lénine, Ouritsky, Volodarsky, moi-même et autres. Des socialistes révolutionnaires de gauche, auxquels avait appartenu en 1918 Blumkine, on n’a fusillé, au moment de leur insurrection, que l’organisateur, Alexandrovitch. Blumkine, un des participants de cette insurrection, est bientôt devenu un bolchevik. Mais si on ne l’a pas fusillé en 1918 pour sa participation dirigeante à l’insurrection armée contre le pouvoir des Soviets, on l’a fusillé en 1929 pour cette raison que, en servant courageusement la Révolution d’octobre, il ne partageait pas, sur les questions les plus importantes, les idées de la fraction stalinienne et considérait de son devoir de répandre les idées des bolcheviks-léninistes (opposition).

Blumkine est fusillé — je n’en ai pas le moindre doute — sur l’arrêt du Guépéou. Un fait pareil n’a pu avoir lieu que parce que le Guépéou est devenu l’organe personnel de Staline. Pendant les années de la guerre civile, la Tchéka accomplissait une besogne sévère. Mais ce travail restait sous le contrôle du parti. Des centaines de fois se sont élevés, des milieux du parti, des protestations, des déclarations et des demandes ou exigences d’explications concernant tel ou tel arrêt. A la tête de la Tchéka se trouvait Dzerjinsky, un homme d’une force morale supérieure. Il restait subordonné au bureau politique, dont les membres avaient des idées bien nettes sur chaque question et savaient les défendre. Tout cela donnait la garantie que la Tchéka demeure l’instrument de la dictature révolutionnaire. Maintenant, le parti est étouffé. Sur l’exécution de Blumkine, des milliers et des dizaines de milliers de membres du parti chuchoteront avec horreur dans les coins. A la tête du Guépéou se trouve Menjinsky, pas un homme, mais l’ombre d’un homme. Le rôle principal dans le Guépéou est joué par Iagoda, un carriériste détestable qui a lié son sort à celui de Staline et qui est prêt à accomplir sans réfléchir et sans discuter n’importe quel ordre de ce dernier. Le bureau politique n’existe pas. Boukharine a raconté que Staline tient dans ses mains les membres du soi-disant bureau politique à l’aide de dossiers accumulés contre eux par le Guépéou . Dans ces conditions, l’exécution de Blumkine est une affaire personnelle de Staline.

Ce crime inouï ne peut passer inaperçu, même dans les conditions présentes de l’omnipotence de l’appareil. Staline ne pouvait pas ne pas pressentir ce résultat par avance, et le fait que, malgré sa prudence félonne, il s’est décidé à tuer Blumkine, démontre combien est grande la peur de cet homme devant l’opposition de gauche. Il ne peut y avoir aucun doute que Blumkine est tombé en victime expiatoire, parce que Radek et autres capitulards n’ont pu entraîner avec eux qu’une petite minorité de l’opposition, tandis qu’à l’étranger l’opposition accuse dans différents pays de sérieux succès idéologiques et d’organisation.

Par l’exécution de Blumkine, Staline veut dire à l’opposition internationale des bolcheviks-léninistes qu’il possède à l’intérieur du pays des centaines et des milliers d’otages qui auront à payer de leur tête les succès du vrai bolchevisme sur l’arène mondiale. En d’autres termes, après les exclusions du parti, après la condamnation de familles à la famine, après les emprisonnements, les déportations, etc., Staline essaye d’effrayer l’opposition par le dernier moyen qui lui reste entre les mains : le meurtre.

On peut dire avec certitude que les résultats seront directement opposés au but que Staline se fixe. Une tendance d’idées historiquement progressive, qui se base sur la logique objective du développement, ni peut être ni effrayée, ni fusillée. Cependant il est clair que l’opposition ne peut pas, en envisageant seulement la marche objective des événements, se comporter passivement envers la nouvelle, cette fois sanguinaire, étape des représailles thermidoriennes de Staline. Il faut immédiatement ouvrir une campagne internationale, dans laquelle chaque oppositionnel doit faire la besogne qui, dans d’autres conditions, se répartirait sur les épaules de trois, cinq ou dix camarades.

Comment je me représente la marche de cette campagne ?

Avant tout il faut porter ce fait à la connaissance de tous les communistes et exiger de la direction officielle du parti la confirmation ou le démenti du fait.

D’autant plus décisivement, largement, énergiquement sera posée la question, d’autant plus complètement la direction sera prise à l’improviste et d’autant plus vite on pourra découvrir les dessous de ce fait. Il faut créer une telle atmosphère que de Paris, Berlin, Vienne, Prague, New York, on exige des explications de Moscou.

Que faut-il pour cela ? Avant tout, il me semble, publier un petit tract sur ce thème : « Est-il juste que Staline ait tué le camarade Blumkine ? » Dans ce tract il faut poser aux Cachin, aux Thälmann et Cie, carrément les questions suivantes : connaissent-ils ce fait, prennent-ils sur eux la responsabilité du meurtre du révolutionnaire prolétarien par la clique staliniste ?

S’il n’est pas fait de réponse à la première question, comme c’est presque certain, il faudra sans tarder publier un second tract d’un caractère plus offensif et le répandre à des dizaines de milliers d’exemplaires par tous les voies et canaux possibles.

Il est bien possible que Staline essaye, en cas d’une pression dans l’Occident et d’une inquiétude dans le P.C.R., de lancer quelque version envenimée dans le genre des connivences avec l’officier wrangélien ", de la préparation de l’insurrection ou d’actes terroristes. A des ignominies pareilles, il faut qu’on soit prêt. C’est à peine pourtant si de telles explications peuvent produire une impression sérieuse. Aussi bien parce qu’elles exhalent l’odeur des manigances de la police bonapartiste que, surtout, parce que, dans la lutte avec l’opposition, Staline a déjà dépensé les ressources de ce genre. Il n’est pas nécessaire de rappeler que la position de principe qu’occupait Blumkine avec nous tous excluait, de sa part, l’application dans la lutte de méthodes aventureuses, quelles qu’elles soient.

L'affaire Blumkine doit devenir l’affaire Sacco-Vanzetti de l’opposition communiste de gauche. La lutte pour le salut de nos amis de l’U.R.S.S. doit devenir en même temps la vérification des rangs de l’opposition dans les pays d’Occident. Après avoir accompli une campagne à la manière révolutionnaire, c’est-à-dire avec la plus haute tension des forces et avec le dévouement suprême, l’opposition s’élèvera d’un coup d’une tête entière. Cela nous donnera le droit de dire que Blumkine n’a pas donné sa vie en vain.

Chaque centre d’opposition devrait élaborer soigneusement les premiers pas de la campagne et les préparer minutieusement.

Pour la réalisation pratique des mesures tracées, le mieux serait peut-être de choisir, dans chaque endroit, une « troïka » avec des pleins pouvoirs, à laquelle tous les membres de l’opposition devraient être subordonnés au cours de cette campagne.

Il n’est pas exclu qu’avant même que cette lettre vous parvienne la presse ait publié de telles informations sur le sort de Blumkine qui rendent superflue la question juridique concernant la confirmation du fait. Il ne restera qu’à constater tout simplement le meurtre et à demander au comité central de chaque parti s’il prend la responsabilité de ce crime devant la classe ouvrière.

Le danger consiste en ce que l’interpellation devienne un tir à blanc, en se réduisant à un tract isolé. Il faut trouver le moyen de poser, de nouveau et de nouveau, la question et de jeter sans répit cette accusation à la figure des « chefs ». Il faut pénétrer dans les réunions du parti, dans les réunions ouvrières en général, il faut préparer des affiches et de petites feuilles volantes de dix lignes, etc., etc.

Cette lettre n’est naturellement pas destinée à la publication. Son contenu peut être utilisé par fragments. Il serait peut-être mieux de publier tout ce qui a trait à l’entrevue entre Blumkine et moi à Constantinople seulement dans le second ou le troisième tract.

Je vous enverrai ultérieurement des matériaux supplémentaires, et en particulier la caractéristique de Blumkine dans la forme nécrologique (sic) quand seront éliminés les derniers doutes purement formels sur son sort.

Tout à vous,

L. Trotski