Lettre à Alfred Rosmer, 22 mai 1922

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Cher ami,

J'ai lu avec beaucoup d'intérêt vos articles dans l’Humanité, et je me réjouis de voir que vous vous êtes donné entièrement au travail, quoique sans passeport de “ rédacteur, directeur ou leader ” ! La situation générale dans le parti nous apparaît d'ici très alarmante. Je pense que, dans l'appréciation de cette situation, nous sommes, d'une façon générale, d'accord avec vous. La circulaire de l'opposition de la fédération de la Seine contre Georges Pioch constitue une manifestation précieuse et importante. Il est vrai que l'on trouve dans cette manifestation des éléments qui semblent dénoter une reconstitution de la fraction de gauche. Mais la responsabilité de ce fait incombe entièrement au centre, passif et sans principes. J'ai parlé de cela dans un rapport que j'ai fait à une séance du comité exécutif au cours de laquelle fut étudiée la question française[1]. Il est absolument évident que le développement du parti en est arrivé au point critique : si le centre, d'accord avec la gauche, se met à frapper sur l'aile droite, tout le parti en sera un peu secoué, mais toutes les questions politiques deviendront du coup plus claires ‑ le parti en sera, pour ainsi dire, promu à la classe supérieure. Mais si le centre demeure dans sa léthargie actuelle, ne se manifestant que par des boutades contre le Front Unique[2], alors la renaissance, la consolidation, le développement de la fraction gauche sont absolument inévitables et c’est entre ses mains que résidera le sort du parti.

En ce sens, je pense que la politique de prudence et d'expectative, la politique en partie passive que le Comintern a menée, en toute conscience, à l'égard du parti français, en lui laissant le temps se déterminer, je pense que cette politique a fait son temps. Nous n'avons pas renoncé ici à l'espoir d'un bloc du centre et de la gauche et à leur fusion politique. Comme auparavant, nous restons convaincus que seul un tel bloc peut assurer le développement du parti sans de pénibles ébranlements internes. Mais, en même temps, le comité exécutif, se basant sur toute l'expérience de l'année écoulée, est arrivé à la conviction inébranlable qu'il est possible de déterminer le centre à donner un sérieux coup de barre à gauche, et à rompre avec la droite, non plus en attendant avec patience, mais seulement en posant ouvertement et énergiquement toutes questions litigieuses devant les masses du parti français et devant toute l'Internationale. Nous avons adressé au comité directeur une lette dans laquelle toutes les questions sont posées de la façon la plus nette[3]. Dans le même but, le comité exécutif a exclu Fabre ses compagnons, montrant ainsi que la question est bien au-dessus d’une casuistique juridique et constitue un acte de politique révolutionnaire. Si le comité directeur ne donnait pas à cette lettre une réponse satisfaisante, le comité exécutif a l'intention de la publier et de faire appel au parti français dans son ensemble. Cette voie serait, cela va sans dire, plus pénible et plus longue peut-être, mais en fin de compte, le vrai communisme aurait tout de même frayé son chemin.

La conduite du parti dans la question syndicale est particulièrement inadmissible. Certains camarades assurent avec le plus grand sérieux que l'insuccès du parti dans le mouvement syndical s'explique par l'erreur du dernier congrès établissant un lien organique entre deux Internationales. Il en résulterait que la masse ouvrière se serait rebiffée en apprenant qu'une représentation permanente mutuelle aurait été établie entre le Comintern et le Profintern[4] ! En fait, c'est une profonde naïveté. La masse qui est attirée par le Profintern rouge ne s'intéresse pas à telle ou telle subtilité d'organisation. Ce qui l'attire, c'est le drapeau de la révolution prolétarienne, du communisme, de la République des Soviets, de la Russie des ouvriers et des paysans. Penser que l'ouvrier de la masse qui préféra Moscou à Amsterdam est effarouché parce qu'un échange de représentations est établi entre les deux Internationales, c'est ne pas distinguer les masses de la bureaucratie syndicale. Cette dernière, en effet, ne veut pas de lien organique, car elle craint le contrôle politique et que le parti ne l'engloutisse... Au fond, les syndicalistes et les libertaires dirigeants représentent dans le mouvement syndical une véritable oligarchie qui veille sur sa position et ses prérogatives et veut les préserver de la “ concurrence ” du parti communiste. La masse organisée dans les syndicats ne craint pas, quant à elle, cette concurrence : elle cherche au contraire avidement une véritable direction. Le vieux parti socialiste parlementaire craignait la concurrence des révolutionnaires et des syndicalistes qui lui jetaient sans cesse au visage ses péchés opportunistes et patriotiques. Le nouveau parti communiste se voit contraint de continuer cette tradition dans la mesure où il ne s'est pas affranchi des tendances opportunistes. Au moment où le parti déploiera son drapeau dans les syndicats et y parlera à pleine voix, il conquerra la masse des ouvriers syndiqués et les meilleurs éléments syndicalistes se placeront sous son drapeau. Il n'y aura plus place pour les esprits bornés, les bavards, les intrigants et les aventuriers de l'espèce de Verdier, Quinton, etc. Je considère comme un symptôme extrêmement alarmant l'article de Frossard disant qu'il faut, dans cette question, continuer la tradition jauressiste : sur cette voie, le parti ne pourra rencontrer que sombre ruine, elle-même précédée de celle des syndicats privés d'une direction idéologique régulière. Effrayé par des spectres, le parti refuse de faire son devoir. Effrayé par une crise, inévitable pendant la période de transition vers une politique correcte à l'égard des syndicats, le parti marche inévitablement à la catastrophe. Un tournant radical de la politique du parti sur cette question constitue une condition préalable absolument nécessaire pour tout travail sérieux au sein du prolétariat.

Il est extrêmement important pour nous à présent de recevoir de vous des informations assez complètes et fréquentes sur le développement intérieur du parti. Si les groupements du parti prenaient une direction indésirable ou si l'aile droite, qui manœuvre et intrigue avec beaucoup d'habileté, réussissait à enfoncer plus profondément le coin entre le centre et l'aile gauche, il faudrait peut-être recourir à un rapprochement de la convocation du 4° congrès, en plaçant au premier plan la question française. Donnez‑nous sur cette question aussi votre opinion.

La politique du centre est on ne peut plus clairement représentée ici par Rappoport. Il est venu me voir, la veille de la séance de l'Exécutif consacrée à la question française. Je me suis entendu avec lui pour qu'il assistât à la séance. Le camarade Zinoviev lui avait envoyé une invitation officielle. Cependant, et quoiqu'on se fût bien entendu avec lui à l'avance, il ne parut pas. Toutes les recherches pour le retrouver furent vaines. Ainsi, un membre du comité directeur du parti communiste français se trouvant à Moscou brille par son absence à la séance même du comité exécutif où sont étudiés les problèmes les plus importants du communisme français. En cela Rappoport symbolise bien la politique du centre.

Il est curieux que le parti français ait applaudi Tchitchérine lorsqu'il proposa à Barthou le désarmement[5]. Mais, lorsque Radek, à Berlin, demanda à Vandervelde et à ses alliés, Longuet, Jouhaux et autres, comment ils entendaient lutter pour le désarmement, Daniel Renoult fut terrifié par un tel front unique. Il ne comprenait pas qu'à Gênes et à Berlin nous avons appliqué une seule et même méthode de démonstration politique de grand style.

Nous sommes satisfaits des résultats de Gênes. Nous attendons à présent une bonne récolte. Pour le moment les perspectives sont magnifiques, et le printemps promet beaucoup. Si l'été paie les traites du printemps, la récolte sera bonne, et alors, ce sera un grand pas économique en avant.

De Marguerite[6], j'ai reçu une lettre de Tcheliabinsk en même temps que la lettre que je vous ai envoyée. Elle était contente de son travail. Je n'ai pas encore reçu de réponse à la lettre que je lui ai envoyée.

Quant à moi, je n'ai pas grand‑chose à vous apprendre ; outre le travail concret, je suis occupé par la publication de deux volumes consacrés à la crise de la Il° Internationale et à la préparation de la III° (recueil d'articles et de brochures publiés au commencement de la guerre, en Suisse, France et Amérique). La jeune génération du parti a besoin de matériaux éclairant la journée d'hier. On prépare en même temps un recueil de travaux sur l'organisation de l'armée rouge. Ce dernier recueil paraîtra vraisemblablement en même temps dans les éditions en langues étrangères, étant donné que, n'en déplaise à Verfeuil, Pioch et autres dukhobors[7], le moment approche où les ouvriers européens devront méditer concrètement les questions de la violence révolutionnaire sous tous ses aspects.

Voyez‑vous Monatte ? Comment se sent‑il ? Quels sont ses projets ? Je vous embrasse cordialement et vous souhaite bon succès dans votre travail.

  1. Le discours de Trotsky à l'Exécutif du 19 mai a été publié dans le Bulletin communiste, n° 34, pp. 638‑645, et sa réponse dans le n° 35, pp. 652-655.
  2. Le conseil national du parti communiste, qui s'était tenu les 23 et 24 avril précédents, avait voté, par 3 337 mandats contre 1068, une résolution affirmant que seul un congrès mondial pouvait trancher définitivement la question du Front Unique.
  3. La lettre de l'Exécutif de l'I. C., en date du 12 mai 1922, a été publiée doms le Bulletin communiste, no 37, pp. 693‑696.
  4. Profintern : Internationale Syndicale Rouge.
  5. Proposition du chef de la diplomatie soviétique aux ministres occidentaux à la conférence de Gênes.
  6. Marguerite Thévenet, compagne de Rosmer.
  7. Secte religieuse mystique.